Fascinantes. Les 4 ou 5 heures que nous avons passées ensemble ont été fascinantes. Le premier contact n'avait pourtant pas été facile. M. Nicolas n'étant pas un homme qui se confie au premier venu. J'ai donc dû expliquer ma démarche, la justifier même...moi qui ne suis ni journaliste, ni écrivain, mais juste amateur de la marque aux chevrons...
Si comme moi vous vous intéressez au destin hors du commun de cette entreprise, alors lisez ce qui va suivre et vous comprendrez pourquoi le témoignage de Jean Nicolas est aussi exceptionnel que captivant. Ce dernier a en effet travaillé de nombreuses années au BEA, le Bureau d'Etudes automobilesCitroën, là où rien ne filtrait, là où le secret absolu était la première règle à respecter. Il a contribué à la naissance de nombreux véhicules, certains connus, comme la SM, d'autres moins, comme les nombreux prototypes ultra secrets qui portent sa patte. Mais le temps a passé. M. Nicolas a pris sa retraite depuis longtemps, et a quitté le BEA devenu DE (Direction des Etudes) depuis plus de 15 ans. Son histoire personnelle est intimement liée à l'histoire de la marque : M. Nicolas est à lui seul un exemple saisissant de cette alchimie qui a caractérisé la maison Citroën pendant ces décennies, un mélange indescriptible de passion créatrice et d'amour de la technique, de rêves un peu fous parfois réalisés, parfois brisés, d'espoirs et de désillusions, de fierté et de modestie, de jours de gloire et d'occasions manquées...
Jean Nicolas n'a jusqu'à présent jamais raconté son histoire, et quelle histoire !...Celle d'un homme qui a gravi un à un les échelons à force de travail et d'abnégation, qui a relevé des défis impossibles, un homme de principes qui n'a jamais accepté le moindre compromis, et qui encore aujourd'hui force le respect par sa connaissance en rien émoussée de la technique automobile, pour laquelle il voue encore aujourd'hui une passion dévorante, malgré ses 73 ans.
Cette interview n'a pas pour ambition de dresser un historique précis de la genèse d'un modèle mais plutôt de mettre en avant, à travers le prisme d'un témoignage, l'histoire d'hommes (et de quelques femmes) qui ont participé, dans le secret du Bureau d'études, avec passion, obstination et parfois aussi dans la douleur, à l'aventure Citroën.
Jean Nicolas est l'un de ces "hommes de l'ombre". Faire l'inventaire des projets auxquels il a contribué est difficile, tant ils sont nombreux. Il en évoque pour nous un certain nombre...
Quel parcours vous a amené à rentrer chez Citroën ?
"Je suis né en 1935. J'ai fait l'Ecole Professionnelle de Dessin Industriel, où j'ai suivi une formation en dessin conventionnel, représentation graphique et écriture normalisée, métallurgie, mécanique (statique, dynamique et cinématique), culture générale et comportementale (y compris morale et discipline, si importantes pour un dessinateur qui se doit d'être rigoureux). Je suis rentré en apprentissage chez Citroën rue Ginoux, à la FPAC - formation professionnelle André Citroën - en tôlerie/chaudronnerie, orientation carrosserie. C'était en 1951. J'étais sous la responsabilité de M. Cassiat, responsable de la section tôlerie. S'il fallait que je résume mon cursus, je dirais que je suis un homme de terrain, formé par le terrain. Je me suis auto-formé, en permanence."
J'ai été embauché de manière définitive chez Citroën en 1954, rue Balard, à l'outillage carrosserie. C'est une tradition chez Citroën, on ne se retrouve jamais là où on imaginait être. Ainsi, au lieu de pratiquer la réalisation de pièces et de moyens de structure et de carrosserie au service méthodes/prototypes, ma double formation, mes résultats de formation et la demande du secteur outillage carrosserie m'ont conduit au traçage, service tremplin à condition de savoir "nager" et d'être ainsi repéré afin de "faire surface"...
A l'époque, le traçage consistait dans un premier temps à faire le relevé, à l'aide d'un portique, d'un modèle en plâtre d'une automobile, celui-ci étant positionné suivant les plans de référence sur un marbre. Les points que nous avions enregistré étaient reportés sur des tôles planes émaillées noires et quadrillées à l'aide de la règle et de cales Johnson. Ainsi nous pouvions lisser les courbes et surfaces de carrosserie et réaliser les calibres étalons permettant au bureau d'études de faire les dessins techniques et aux outilleurs de réaliser les outils d'emboutissage. Ainsi les outils et les dessins cotés se correspondaient parfaitement.
Le modèle relevé était en position dite "véhicule", il fallait donc traduire ces épures en position "outillage"...bonjour la table de logarithmes et bienvenue aux machines à calculer !
De la réalisation des pièces prototypes et de leurs outillages à la réalisation de véhicules de pré-série et de série, notre service était sollicité pour le contrôle des organes et moyens, Durant la période de fabrication d'un véhicule, l'usure et/ou l'évolution des réglages peuvent entraîner des dérives. Le contrôle oriente les remises en ordre et guide les actions préventives sur la chaîne (hors jours et heures ouvrés de fabrication...).
Le premier véhicule sur lequel j'ai travaillé était la DS. Il va sans dire que nous étions dans le secret le plus absolu. Rares étaient les membres du personnel ayant pu voir la voiture finalisée avant sa présentation à la presse. Les services étaient cloisonnés, et seules quelques personnes habilitées avaient la vue d'ensemble du produit en cours de finition.
Quelle était cette fameuse culture Citroën, avant l'arrivée des Michelin ?
J'ai eu la chance de vivre à cette époque la rencontre de deux cultures d'entreprises, Michelin et Citroën. Il y avait encore à ce moment plusieurs collaborateurs ayant travaillé directement pour André Citroën, et qui ont vécu la première période de la marque, avant 1935. Ils avaient tous un point commun, ils étaient des mordus, des passionnés, comme par exemple Prud'homme, le Chef des Ateliers, qui avait participé aux expéditions Citroën, et en avait été profondément marqué.
Chez Citroën, il y a avait un élan donné par un seul homme, "le Patron", qui avait su s'entourer. Souvenez vous des engrenages Citroën, première activité développée par André Citroën. Il ne connaissait rien aux engrenages mais a tout de suite vu le potentiel d'une innovation importante dans ce domaine. Puis, il a su s'entourer, mettre en harmonie le talent d'ingénieurs capables de les étudier, de projeteurs capables de les dessiner, etc...
Il fit de même avec l'automobile; Il sut repérer des innovations majeure, parfois venues des États-Unis comme la carrosserie tout acier, puis en faire un atout décisif de ses productions.
J'ai travaillé avec certains de ces hommes de talent, de ceux que l'on oublie pas : Pierre Franchiset, par exemple, qui avait été envoyé chez Budd aux Etats-Unis par André Citroën, afin d'y étudier les carrosseries "tout acier". J'ai travaillé et appris près de lui : c'est formidable d'être au contact de personnes qui vous inculquent un état d'esprit, une façon d'être, qui ont la foi, qui croient dans ce qu'ils font, qui innovent. Aux Etudes, j'ai de temps à autres passé des heures très tardives à la recherche de solutions. Celles-ci semblaient parfois inédites. Si la recherche d'antériorité se révélait négative, c'était l'enveloppe "Soleau" (qui permet de prouver l'antériorité d'une invention sans dépose de brevet, ndlr), voire la prise de brevet d'invention. Je suis bien à l'origine de quelques inventions pour le compte de PSA...
Travavailler aux Etudes chez Citroën était donc souvent synonyme de nouveauté et d'innovation. mais attention, en cours d'année-modèle (année de fabrication), l'innovation était souvent mal perçue des responsables d'industrialisation, de fabrication et d'après-vente...car tout changement engendrait beaucoup de travail...il n'est pas raisonnable de confondre recherche (sans contraintes) et applications...avec d'infinies contraintes !
Le premier et peut-être le plus grand et le plus bel exemple d'innovation dans le domaine, c'est la Traction, qui n'est finalement qu'un retour aux sources, les chevaux tirant les voitures avant l'invention de l'automobile. N'oublions d'ailleurs jamais que l'automobile est, dans le détail et dans l'esprit, l'héritière directe de l'ère hippomobile, comme le prouvent les termes brancards, longerons, traverses, hayon, custodes encore utilisés aujourd'hui.
Un berceau accueillant un groupe moto-propulseur et latéralement des éléments porteurs intégrés, cet ensemble attelé à une "caisse" : voilà la nouveauté automobile, voilà la révolution à l'origine de toutes les évolutions conservant cette formule de base. Adieu chassis, essieux rigides, pont arrière et arbre longitudinal de transmission...
La Traction Avant était donc une vraie innovation: bonjour la révolution possible dans la construction, bonjour les roues indépendantes motrices et directrices à l'avant, bonjour les suspensions à barre de torsion et caisse autoporteuse, bonjour le centrage, le comportement et la sécurité. Mais il y a un MAIS...si on peut comprendre la nécessité, l'enthousiasme, faut-il excuser la précipitation ? Elle est si mauvaise conseillère ! (Les premières Citroën Traction Avant lançée dans l'urgence connurent de graves problèmes de qualité et de fiabilité, ndlr). Michelin avait tout analysé, synthétisé, en un mot avait tout compris, mais avait-il tout retenu ? (Référence au lancement de la DS, également marqué par une certaine précipitation, ndlr). Pour résumer, il y a un temps pour chaque chose : il faut savoir mettre en application l'innovation...dans "trop tôt", il y a "trop"...
En ce qui me concerne, les moyens mis à ma disposition, à ma demande, m'ont permis de m'exprimer, à ma grande satisfaction, dans l'intérêt de l'entreprise.
Et après la reprise par les Michelin ?
Citroën et Michelin, c'est la croisée de deux cultures : le côté débordant dans la création et le "faire savoir" du premier, et le secret, la méthode et le "savoir faire" du second. C'est dans ce contexte que je me suis construit et passionné.
Qu'avez-vous fait ensuite ?
Avant d'être appelé sous les drapeaux, de 1954 à 1956, je suis passé de la condition de jeune ouvrier à celle de professionnel de niveau 2. J'étais à ce moment ouvrier professionnel. Je travaillais donc au traçage, contrôle outillage : un travail très intéressant.Je faisais des épures pour la réalisation de dessins d'outils d'emboutissage, de contrôle au marbre de pièces positionnées, d'outillages de fabrication, de maquettes de positionnement. J'étudiais et réalisais ou participais à la construction de maquettes, telle celle du brancard de pavillon du break ID. Les travaux que nous réalisions étaient réalisés à la demande des préparateurs des services des Méthodes. Il y a un homme auquel je dois une reconnaissance incommensurable : c'est A. Monge. La société lui doit beaucoup du fait qu'il ait créé la géométrie descriptive sans laquelle aucune construction n'existerait. Comme toujours, la construction est affaire de mathématiques, à l'époque, la mémoire et le dessin étaient du niveau de l'aptitude et des connaissances des praticiens. Les monstres informatiques naissants étaient encore inaccessibles.
Je fus par ailleurs examinateur d'essai dans le domaine du traçage. Ces épreuves test concernaient des professionnels dont la hiérarchie souhaitait traduire sa satisfaction par un changement de niveau...certains candidats moins à l'aise m'avaient plaisamment baptisé "le sadique du bisecteur"!
Puis de 56 à 58, je sers sous les drapeaux : en Tunisie puis en Algérie. En 1958, de retour de l'armée, je deviens chef de groupe traçage. Là les choses sérieuses se sont amplifiées pour moi lorsque j'ai fait le constat qu'en mon absence forcée, le niveau de connaissances était plus structuré, plus complet et plus élevé. Je devais donc redoubler d'efforts pour assumer. Je devins Chef de Groupe (professionnel de niveau 3). J'"enseignais" pour les besoins du service, en particulier pour le service de traçage de la nouvelle usine de Rennes La Janais. Par ailleurs, la DS, son évolution et ses dérivés étaient nos principales préoccupations.
En 1960, j'ai préférer m'orienter vers le dessin plutôt que les préparations. Je suis donc arrivé au BEA. Je débutais par l'étude de la partie droite de la nouvelle planche de bord de la DS, et la grille d'aération (pièce de fonderie nécessitant d'imaginer les moyens de fabrication).
Puis André Estaque, patron du "BEA Carrosserie" me confie l'étude de la structure avant dans le cadre du remodelage de la partie avant de la DS. Le pot de détente des gaz d'échappement situé derrière le pare-choc est transféré sous les assises avant. Dans la foulée, je récupère la création du logement, les ancrages, les écrans thermiques et le doublage.
Par la suite, j'ai réalisé quelques travaux en liaison avec Bertoni. .
Un homme qui dessinait les "structures" avait-il des relations, et lesquelles, avec l'homme du "style", Bertoni ?
Le courant passait très bien, à tel point qu'il venait souvent me voir à la planche à dessin lorsque j'ai fait l'étude de la structure avant de la DS, lui qui en avait fait le style et les formes extérieures.
Avant de procéder à l'étude du "sous capot" (longeronnets, traverse, traverses supports roue de secours et appuis ainsi que le support de bidon d'huile), je m'étais livré à "un exercice de style". Ceci afin de montrer à André Estaque mon projet et recueillir des commentaires et éventuelles orientations. Entre-temps, Flaminio Bertoni vint me voir et, à l'examen de l'esquisse me demanda mon crayon. Je lui tends, il accentue le relief. il emprunte alors le dessin et l'emmène à la Direction, chez Jean Cadiou. Le dessin me fut restitué par Bertoni, sans aucun commentaire ! Je crois avoir bien interprété son geste. il voulait me récupérer à l'atelier de style. Je l'intéressais ! J'avais soif d'apprendre, de progresser, de me cultiver..comme je n'avais de culture générale dans le domaine que les cours de l'Académie de dessin d'art de la Rue Laugier, j'étais modelable suivant ses méthodes...j'avais aussi constamment le sentiment d'avoir quelque chose à prouver. Je me formais "à la demande". Ainsi j'ai réalisé, à l'exemple de Bertoni, quelques modèles en plâtre à l'échelle 1/5ème à passer en soufflerie, au laboratoire Eiffel. Suivant mon appréciation personnelle, Bertoni était meilleur en sculpture qu'en dessin. En définitive, sa démarche me concernant n'a pas abouti...
En 1961, André Estaque m'inscrit à un stage de mathématisation des carrosseries : les courbes à pôles. Ces courbes sont soutenues par des points extérieurs origine de tangentes. C'est en quelque sorte l'image d'un chapiteau dont le volume intérieur est soutenu par des points d'appui extérieurs. En agissant sur ces points, on fait varier le volume....
A mon retour de stage, je suis affecté au groupe études-recherches. Je n'ose pas dire que ce fut en remplacement de Leonzi, parti en retraite. Leonzi, que j'ai découvert au travers de ses travaux, était projeteur et artiste dans le trait, la présentation, la couleur et l'écriture. Il avait du caractère. Ses dessins étaient plaisants et très personnalisés tout en demeurant industriels et rigoureux. Ils étaient harmonieux...voilà un autre bon exemple de personnalité marquante du BEA.
Nous réalisions des véhicules dits "mulets"...en quelque sorte des véhicules de demain habillés à la mode d'aujourd'hui. Nous réalisions aussi des prototypes sport GT, avec un assemblage spécifique et l"utilisation de l'alliage léger. C'était un petit service de recherche, un secret au milieu du secret. Il y avait une porte avec une chaîne pour l'entrebailler sans permettre l'accès. Même le Directeur du personnel dont le nom ne figurait pas sur la liste des personnes autorisées, s'est vu refuser l'accès. Derrière cette porte, quelques hommes dessinateurs, mécaniciens, tôliers formeurs, essayeur. Dès que nous exprimions une demande particulière, les autres services du bureau d'études nous fournissaient les ressources humaines et matérielles supplémentaires dont nous avions besoin pour travailler : garnisseurs, électriciens, peintres, menuisiers, etc...Notre mission était de développer des protos dans des délais courts pour des réponses rapides aux problèmes posés, à plusieurs fins : Jean Cadiou, que j'estimais beaucoup, était mordu de voitures de sport, et même commissaire au Mans, à ses heures disponibles ; nous préparions à sa demande des protos sportifs. Toujours dans mon domaine, je supervisais la structure, la carrosserie et les équipements. Je dessinais, je décrochais de ma planche et ça allait direction l'atelier sous ma responsabilité technique uniquement. j'étudiais les outils, les gammes d'assemblage pour pouvoir ensuite effectuer le montage. Plus qu'ailleurs, en compétition, le poids, c'est l'ennemi. J'ai été surpris par le procédé utilisé par Eddie Mercx d'allègement par perçage sans affaiblir les composants. A partir de ce constat, je m'en suis grandement inspiré. Puis on veille à la répartition des masses (position du centre de gravité) tout en considérant le centre de carène.
Nous avons beaucoup cherché et commencé à déposer des brevets en 1963. Je travaille en symbiose avec le service compétition (René Cotton et son épouse Marlène). Là aussi j'ai beaucoup appris : j'allais Porte d'Ivry voir les voitures qui revenaient des diverses compétitions : East African Safari ou autres...
Comme aujourd'hui il y avait un service compétition chez Citroën. Le but toujours d'actualité, c'est d'amortir les coûts par les retombées "publicitaires", sous forme d'articles dans la presse spécialisée ou généraliste, voire de décrocher la Une...n'oublions pas que nous sommes chez les Michelin et que l'argent devait être bien investi.
Le service compétition faisait appel à nous car nous étions une petite équipe, dévouée, mordue, passionnée. "Voilà ce qui se passe, nous disaient ils". Nous constations, étudiions et réalisions des protections, des adaptations, des renforts d'organes et de caisse. Ces travaux en symbiose étaient pour moi un enseignement qui fatalement avaient des retombées positives pour les études a venir. Les véhicules utilisés en compétition n'étaient à l'origine pas destinés à cet usage. Ils étaient soumis à rudes épreuves, autant dans dans le contexte que par le pilotage. Les techniciens et professionnels étaient d'un dévouement extraordinaire, ils travaillaient dans des conditions extrèmes d'inconfort, en particulier la température et les horaires...Le personnel des services inscrits dans la spirale de la "gagne" avaient un mérite énorme et, de ce fait, forçent mon admiration. Je l'ai exprimé plusieurs fois à Michel Parot, un de ces techniciens.
Puis en 1967, arrive le projet "SM", coupé sportif au moteur Maserati...
En fait, il n'y avait pas de projet SM ni d'ailleurs de Coupé DS. Il y avait simplement une volonté de faire évoluer la DS, en particulier au niveau motorisation. Je ne vous apprend rien. Nous avions chez Citroën des ingénieurs de talent, des motoristes. Mais nous n'avions pas le moteur digne de la DS. La DS est une voiture extraordinaire. Pourquoi ? C'est évident : une voiture qui supporte comme la DS des surmotorisations au point où elle les a supportées ne peut être qu'une voiture extraordinaire. Elle avait un comportement routier hors du commun.
Racontez-nous ce que vous savez au sujet de la genèse de la SM...
Une personnalité du BEA (détail : il fumait la pipe) avait établi un contact avec Maserati et avait rencontré le célèbre Alfieri et ses motoristes talentueux. L'objectif ? Trouver un atelier capable de produire un moteur digne de la tenue de route de la DS.
"Vous voulez un moteur digne de la DS ? Pas de problème...je vais vous faire un V6. Il ne sera pas plus encombrant que vos 4 cylindres". C'était vrai concernant la longueur. Mais il faut savoir aussi regarder dans les projections horizontales et de profil...Nos motoristes travaillaient également sur ce problème, mais étaient restés pour des raisons financières sur des 4 cylindres, beaucoup moins nobles qu'un V6.
"Nous allons prendre un V8, enlever 2 cylindres..." Ce qui est formidable avec les Italiens, c'est qu'ils sont déterminés, entreprenants, et toujours partants : pour eux rien n'est impossible, ils essayent tout, font preuve de créativité, et finalement ils réalisent le moteur qui délivre la puissance annoncée. Tout semble correct à notre voyageur-prospecteur...
De nombreux allers-retours furent faits entre la France et l'Italie, y compris par des membres éminents du bureau d'études. Cela n'empêcha pas l'impensable de se réaliser : Une fois le moteur finalisé, notre personnalité du Bureau d'Etudes revient d'Italie avec un plan au 1/5ème du moteur en question. Le plan m'est remis, je superpose les plans 1/5ème moteur et caisse, je mesure, sans oublier qu'en dynamique, le moteur est "flottant" et se débat...Et là, stupéfaction, le moteur ne peut pas être implanté entre les supports des demi-essieux. . Une erreur impensable ! Elle était pourtant pleine de promesses, cette DS enfin équipée d'un moteur digne de son pédigrée...
Et Citroën, très boulimique à cette époque, et qui venait de racheter Berliet et Panhard, se retrouve avec une usine qui fabrique des moteurs mais sans caisse pour l'accueillir, et d'autre part une usine qui fabrique en théorie des caisses mais qui n'en fabrique plus (usine SUC, société des Usines Chausson, qui réalisait pour Panhard les caisses de 24 BT et CT).
Quelles ont été les conséquences de ces erreurs stratégiques ?
Il régnait donc au Bureau d'études un certain malaise, après cet événement fâcheux qui venait s'ajouter à d'autres erreurs. Citroën commençait à perdre de sa superbe face à la concurrence décidée à en découdre et..faisant preuve d'innovation ! Des têtes sont donc tombées ...
Magès et Alera deviennent les patrons des études mécaniques et Larousse/Estaque ceux de la carrosserie.
Finalement, face au problème de la DS et du moteur Maserati, il est décidé d'étudier un nouveau véhicule. Ca sera un coupé pour éviter de démoder la DS qui se vend bien et sur les épaules de laquelle repose la santé financière de Citroën. Pourtant, dans la situation de l'entreprise à l'époque, de plus en plus tendue, était-ce un choix raisonnable ?
Devant le problème des supports d'essieu, Jacques Né, qui deviendra par la suite l'homme du suivi de l'étude (et Gardou l'homme synthèse), retiendra l'idée, les roues étant situées au droit des transmissions, de passer les supports de suspension et articulations de l'arrière des roues à l'avant en les croisant. La grosse traverse de la DS qui n'avait plus sa place a été remplacée par deux traverses plus petites. C'était une solution facile dans l'esprit, mais qui alourdissait l'avant du véhicule. Il a également fallu travailler l'angle de chasse qui passe par les pivots. Il suffit de mettre côte à côte une SM et une DS capot ouvert pour immédiatement comprendre ce que j'évoque ici.
Que pouvez-vous nous dire sur la phase de conception de la SM ?
La prouesse sur la SM était l'unité de vue sur l'ensemble du véhicule. Le garant de cette unité, c'était celui que l'on appelait le responsable suivi de l'étude, en l'occurrence Jacques Né ; Nous avons collaboré 15 ans ensemble. Il avait dix ans de plus que moi, et nous étions au départ tous les deux dessinateurs. Lui venait des études mécaniques boîtes de vitesses et freins, moi des études structures et carrosseries. Puisque toutes les masses, y compris bagages et passagers sont situées dans le compartiment de la structure, il m'appartient de les situer et de réaliser le cahier des charges. A partir de ce dernier, il fallait étudier et dessiner les mulets destinés aux essais routiers et divers. Ces mulets se construisent à l'unité, aucun n'est identique, du premier on tire les enseignements pour le second, et ainsi de suite. Le cahier des charges définit les performances, le centrage, les encombrements. Il se complète en fonction des résultats d'essai, du code de la route et des règlements à observer. Puis suivent l'étude des structures et des assises, tous les circuits d'alimentation de refroidissement, la ligne d'échappement, sans oublier les faisceaux hydrauliques, les capacités et canalisations (huile, eau, carburant), les collecteurs, circuits, répartiteurs et distributeurs de chauffage, aération et refroidissement. Mais encore, les épures de direction, braquage, contre-braquage, débattement, contre-débattement, chasse et rappel, les barres d'accouplement, les chaînes centrifugées et les passages de roues), j'en oublie !
On parle parfois du père de tel ou tel véhicule...c'est un raccourci que vous m'aimez pas beaucoup...
Je ne peux mieux définir le "père d'un véhicule" que par l'exemple. Lefebvre, c'est la Traction...et quelque part son évolution, la DS. La CX traduit quant à elle une évolution "philosophique" de la conception, plus axée sur le prix de revient global et l'évolution du modèle...PSA est proche. Mais on ne parle pas de "père" de la CX. La seule voiture dont on parle parfois de "père" est la SM ! Curieusement, on fait l'éloge (justifiée) du comportement routier de la SM : le contraire serait surprenant, il y a les essieux de la DS et la partie hydraulique est le fruit de la collaboration des ingénieurs et techniciens sous la direction de Paul Mages. D'ailleurs, la première SM "déguisée" fut une DS dont la structure avant fut adaptée au moteur Maserati, modification incompatible avec la fabrication en série.
Le chef a les idées de ses collaborateurs, et c'est le seul à les exprimer à l'extérieur...Les journalistes dits spécialisés "pompent" les uns sur les autres en boucle ignorant parfois l'origine de l'information déformée et la réalité des faits. Mes propos constatent la paternité des faits, mon but n'est pas de la revendiquer...Un véhicule comme la SM est le fruit d'un travail d'équipe où chacun tient un rôle. Je ne manquerai donc pas de mentionner certains membres de l'équipe, comme Jean-Claude Pajot, qui réalisa le volant de direction réglable en hauteur et profondeur, la timonerie et cinématique de balayage du pare-brise, le frein à main, etc..., et Marcel LEBRETON qui fut homme synthèse véhicule chez Panhard.
Quels était alors le rôle de l'homme synthèse ?
L'homme synthèse est un gestionnaire, généraliste, et il est très impliqué au niveau des délais et des coûts. Il propose des définitions année-modèle dans sa gamme de produits, il tient compte des règlements et législations internationales, des innovations, il présente au service des mines, il est à l'écoute des remontées du réseau de distribution, et pour les décisions d'investissement, il tient compte du reste à produire.
Je fus homme synthèse pour la GSA. Pour un créateur, c'est un rôle frustrant. Mais il faut répondre à son devoir de collaboration et à la confiance qui vous est accordée. Puis, enfin, quand il y va d'une promotion, la réflexion révèle un double intérêt : modifier l'orbite de ses compétences, passer de la rigueur technique à celle de la gestion, s'adapter aux multiples relations, et mieux connaître cette face plus discrète mais incontournable de l'industrie automobile. Le second point me concernant est le fait de devenir ingénieur maison et de connaître une augmentation sensible de mon salaire...Je ne regrette pas cette période mais je n'ai guère apprécié la façon dont elle s'est achevée.
NOTA : créer une automobile, c'est proposer un produit inédit. Créer une automobile, ce n'est pas proposer un véhicule homothétique, c'est avant tout répondre à un besoin, à une demande. Répondre à cela, c'est tout d'abord établir un cahier des charges, l'enrichir par la collaboration de tous les spécialistes du BE, faire planifier la réalisation et conduire l'étude jusqu'à la mise au point des prototypes. Cette phase est pilotée par le responsable études. Puis, durant une période de travail en symbiose s'opère le passage à la phase d'industrialisation, et l'homme synthèse prend le relais. Celui-ci assurera le suivi jusqu'au démarrage série, puis jusqu'à la fin de vie du produit.
Quel a été le rôle de SUC (société des usines Chausson) ?
Le Bureau d'Etudes (BE) SUC reprend par et avec ma collaboration l'étude et la réalisation de trois caisses de mulets qui sont transformées (elles ont la plate-forme de SM) et adaptées aux essais et mises au point par les différents secteurs des études Citroën. Ainsi devenu véhicule et permettant de recueillir les informations utiles à l'étude de la caisse de série. C'est ainsi que j'assure la liaison avec le BE SUC pour guider l'étude. Menée à bien et dans les délais, l'étude permet la fabrication des caisses usinées. Celles-ci sont livrées à Citroën Javel. S'en suivent : traitement, revètement, garnissage, équipement, finition, contrôle et livraison. Nous sommes au Salon de Genève 1970.
Le projet SM a donc été mené dans l'urgence, vu le contexte difficile de cette période pour Citroën ?
Non, pas vraiment. En tout cas pas plus que les autres projets. A cette époque, nous avions un planning très serré et très précis entre le premier dessin et la livraison de la voiture définitive : 156 semaines. Le projet SM a respecté ce timing, la GS également.
Puis la SM voit le jour...
Je deviens alors cadre en 1970. La SM est prête, et je passe à autre chose...
Retour à la compétition ?
Oui. La SM entrait dans la catégorie "voitures de grande diffusion" en vue d'en faire une version de compétition. J'ai effectué le cahier des charges de cette version très spéciale. On a fait ensuite l'étude complète : répartition des masses, moteur, essieux...j'ai tenu compte des règlements sportifs internationaux de l'époque ; il fallait par exemple un espace pour une valise de 200x400x600mm dans la partie arrière.
A la demande de Magès et Alléra, je réalise donc un proto raccourci à hautes performances toujours sur base de SM. Il était allégé de 300 kg ! (ce véhicule est aujourd'hui au conservatoire Citroën, ndlr); je prépare des véhicules pour les Rallyes d'Afrique et du Portugal, et je prépare également un véhicule pour les 24 Heures de Spa Francorchamps.
En avril 72, je deviens dessinateur projeteur assimilé Chef d'atelier. J'avais des collaborateurs extraordinaires...pour les SM de compétition, nous avons réussi à assembler sans rivets et à faire des voitures en Dural, acier, résine et le tout assemblé par soudure par résistance. Par exemple pour une aile de SM, j'opérais une découpe périphérique afin d'ôter la partie centrale et de conserver la zone d'assemblage de l'aile. cette dernière perforée puis adaptée à une forme nouvelle était introduite dans un moule que nous avions réalisé par surmoulage puis incluse dans une mince couche de résine renforcée par de la fible de verre. Cette invention permettait la fabrication de pièces nouvelles dans des délais très courts ; elle permettait également l'assemblage par points de soudure électrique (par résistance). Ainsi nous obtenions en l'absence de rivets un bien meilleur aspect et un gain de poids. Je ne voudrais pas manquer de citer Brianne et Poulet qui m'ont apporté leur concours à ce niveau.
J'ai ensuite réalisé le ferrage complet de véhicules prototypes dits de ville (étude de moyens de fabrication, montage de protos, contact avec les fournisseurs), puis j'ai été homme synthèse de la GSA (voir plus haut),ce fut une sorte de récompense.
Puis je suis arrivé aux synthèses études mécaniques.
J'ai réalisé tout au long de ma carrière plusieurs études, certaines ayant été jusqu'au stade du prototype, et dont je vous ai amené des illustrations (nous les passerons en revue dans la deuxième partie de cet article), comme par exemple une DS coupé avec support d'essieu modifié, un chassis SM habillé en DS pour effectuer des tests plus discrètement, une DS entièrement carrossée en Panhard, et même un chassis style 2 CV, avec un essieu SM, un moteur Maserati et une carrosserie Panhard (!) en vue d'étudier le faux chassis que nous retrouverons ensuite sur la CX, J'ai également fait des études plus ciblées, comme un dispositif d'attelage intégré pour la GS, ou bien plus tard le réservoir hydraulique de la XM, auto-porté : j'essayais toujours de trouver la solution la plus simple, celle qui évitait des pièces inutiles car qui dit pièces dit assemblage, référencement de pièce de rechange, coût supplémentaire, etc... J'ai été formé pour cela à l'analyse de la valeur, et j'ai appliqué ces principes partout où c'était possible.
J'ai terminé ma carrière à la DFC (Direction du Commerce, France et Europe), secteur DTAV, Direction technique Après-Vente, au niveau de l'accessibilité/réparabilité des structures, carrosseries et équipements des véhicules en cours d'études à La Garenne (PSA).
A suivre...