Mes recherches documentaires me donnent parfois l'occasion de découvertes particulièrement intéressantes car représentatives d'une époque ou de faits marquants de notre passé automobile...Le fascicule qui m'inspire aujourd'hui n'a à priori rien de passionnant. Je ne l'aurais peut-être même pas remarqué si sa couverture violette un peu délavée ne m'avait pas immédiatement évoqué les années 70, époque dans laquelle j'aime parfois me promener lorsque je fais marcher ma machine à remonter le temps.
C'est un document sérieux dont on parle aujourd'hui, édité par la Caisse des Dépôts et Consignations (???), et dont le titre en lettres d'argent fleure bon la fierté hexagonale : "Autoroutes de France". Tiens, tiens, de quoi s'agit-il ? Un coup d'oeil à l'intérieur me confirme que le document est d'importance : la préface est signée d'un ministre, Albin Chalandon, en charge de l'équipement et du logement. Titre de la préface, dans la même veine que celui de l'ouvrage : "Une grande liaison nationale", suivi de ces quatres mots : "Lille, Paris, Lyon, Marseille...". Vous l'avez deviné : le sujet n'est pas anodin, il s'agit de "l'acte de naissance" de l'axe autoroutier Nord-Sud reliant les quatre agglomérations les plus importantes de France !
Un peu d'histoire s'impose : nous sommes au début des années 60. La France connaît une croissance économique forte. Industrie, service, l'ère de la consommation de masse a commençé. Mais peu à peu des voix s'élèvent pour dénoncer les deux points noirs qui handicapent le développement de notre pays : d'une part la crise du logement, qui donnera lieu à la mise en chantier des innombrables HLM et barres d'immeubles destinés à l'habitat de masse et futur socle involontaire des ghettos de banlieue. D'autre part l'insuffisance de notre réseau routier, victime de la priorité longtemps donnée au rail depuis 1945...Paris Match se fait l'écho du mécontentement populaire et dénonce dans son numéro du 20 Août 1966 l'insuffisance du réseau routier, avec ce titre accrocheur : "nous ne sommes pas prêts pour la civilisation des loisirs" suivi d'une interview du ministre de l'équipement et de nombreuses photos des points noirs et autres bouchons célèbres et redoutés de l'époque : Tourves, Montélimar, etc...
C'est justement en 1966 que Pompidou fixe un nouveau cap : la France doit désormais se doter d'infrastructures routières à la hauteur et doit d'ici 1975 rattraper le retard pris par rapport à nos voisins : Allemagne, Italie, Angleterre...
Première étape de ce plan ambitieux qui sera à l'origine des voies sur berges, du périph' et du réseau autoroutier de France : l'achèvement en 1970 de l'axe autoroutier Lille-Paris-Lyon-Marseille : nous y voilà...le document qui nous intéresse est le témoignage direct de cette réalisation.
La préface d'Albin Chalandon prend tout son sens quand on lit ce qui précède, en voici un extrait : "l'industrialisation progressive de la France exige des équipements adaptés à sa rapide croissance, tout spécialement dans le domaine des communications. La route moderne constitue à cet égard un élément fondamental de l'aménagement de notre territoire, de l'équilibre harmonieux entre les régions, de l'amélioration, tant souhaitée des conditions de la vie urbaine. C'est grâce à la route aussi que nous pourrons assurer avec nos voisins les échanges qui donneront vie à la communauté européenne. [...] C'est pourquoi le VIème Plan quinquennal nous invite à accroitre notre effort en faveur des équipements routiers, tant en rase campagne que dans les villes. [...] Et parmi les équipements routiers, l'autoroute est le plus noble et le plus parfait : par la qualité du service qu'elle offre, elle favorise imcomparablement l'activité et apporte la richesse..."
Voici un texte emblématique d'une époque où l'automobile et les transports routiers étaient synonymes de progrès social et de développement, ce qui n'est plus vraiment le cas aujourd'hui pour bon nombre d'anti-voitures primaires qui ont la mémoire un peu courte...mais passons, c'est une question que j'ai déjà abordée et qui n'enrichit en rien le sujet qui nous intéresse ici.
Revenons donc à notre autoroute, fierté nationale. En 1960, on en compte seulement 173 malheureux kilomètres. Grâce au Plan Quinquennal, le réseau autoroutier va grandir d'environ 180 kilomètres par an de 1966 à 1970, et de 250 km de 1970 à 1975, ce qui permit de rattraper petit à petit notre retard. La finalisation de l'axe Lille-Marseille est donc la première grande étape permettant à l'automobiliste de traverser la France sans "points noirs" et autres traversées de villages ; c'est donc implicitement la fin d'une époque, celle des fameuses nationales, comme la 6 ou la 7, dont les portions vont devenir des routes secondaires presque du jour au lendemain, dès lors que l'autoroute les doublant sera achevée, elle aussi, kilomètre après kilomètre, tronçon après tronçon...
Il est intéressant d'analyser le contenu de cet ouvrage à la gloire de l'autoroute. Le texte est presque lyrique : "L'autoroute...le vieux pays des chemins creux et des routes vicinales s'étonne. La voie nouvelle le traverse sans le déchirer. Elle s'intègre et se fond dans les lignes arrondies de ses collines, les méandres de ses fleuves, les vieilles pierres de ses églises, les horizons ondulants de ses plaines..."
On y aborde les peurs qu'elle suscite, la crainte des nationales désertées, des paysages meurtris...puis on nous dit que finalement "tout rentre dans l'ordre. Tout ou presque tout". l'artiste Vasarély déclare : "L'autoroute réalise le mariage heureux des paysages naturels et artificiels". Les routes traditionnelles voient, toujours selon l'ouvrage, leur trafic renaître. Les produits régionaux trouvent de nouveaux débouchés sur les aires de repos et dans les stations-services. Bref, tout va pour le mieux grâce au ruban noir et blanc, outil du développement économique, facteur de renaissance des régions...
On prédit même que grâce à l'autoroute, des centaines, des milliers de logements vont naître, des villes, forcément nouvelles, iront se nicher plus loin, car "l'autoroute abolit les distances...".
On y voit un instrument de liberté totale, un formidable moyen d'épanouissement pour la population française. On met en avant l'audace du financement de ces travaux pharaoniques, grâce à la création de sociétés d'économie mixte dont le capital de départ a été souscrit principalement par les collectivités locales, la mise en place d'emprunts massifs, auprès de la Caisse des Dépôts justement...on loue aussi la compétence et l'audace des ingénieurs à qui l'autoroute procurera bientôt une réputation internationale. On mentionne toutes les techniques mises en oeuvre dans leur construction : chimie, économie, résistance des matériaux, probabilités, mécanique des roches et des sols, architecture et aménagement paysager etc...
C'est vrai qu'en France, les grands travaux, on connaît, et la construction des autoroutes donnera l'occasion de prouver à nouveau "l'excellence française". L'expérience et la réputation internationale des grands Goupes français de BTP doit d'ailleurs beaucoup à l'autoroute...
Tout a été calculé, pensé : l'autoroute, c'est une conception industrielle des déplacements de masse : tous les 10 km, c'est à dire toutes les 5 minutes, une aire de stationnement qui doit offrir "la détente et le repos". Tous les 50 km, soit toutes les demi-heures, des station-services permettent de (se) ravitailler. Tous les 100 km, soit toutes les heures, des aires de service principales sont prévues afin de se restaurer, de faire des achats, de découvrir les attraits d'une région. On nous promet même de pouvoir bientôt y dormir...Tous les 60 km, on construit un centre d'entretien et de police afin d'assurer la sécurité. Des téléphones d'urgence sont installés tous les deux kilomètres. Tout sera fait pour que la voie soit libre 24h/24, 7 jours sur 7...On nous promet une conduite plus rapide, pour laquelle les constructeurs ont même conçu des modèles "adaptés à ce nouveau type de conduite".
Quel bel optimisme ! Un optimisme largement justifié : nous ne nous mesurons même plus aujourd'hui le progrès que représente l'autoroute...mobilité, sécurité, rapidité... On peut malgré tout regretter la "déshumanisation" du grand ruban, ainsi que la monotonie qui le caractérise malgré les efforts entrepris pour y remédier à grand renfort d'animations, de panneaux indicateurs ou d'évocation artistique plantée sur les bas-côtés...Sur l'autoroute, seule compte désormais la destination, et pas la région traversée pour y arriver...
Pour prendre son temps, musarder, traverser les villages, s'arrêter devant une église ou un panorama, il reste nos chères Nationales qui pour certaines sont petit à petit transformées en Départementales (N6, N7...), tant leur rôle est désormais devenu secondaire dans les schémas de déplacement modernes. L'ouverture d'une autoroute a en effet toujours eu des conséquences spectaculaires sur le trafic de la route qu'elle doublait. Du jour au lendemain, l'affluence tant décriée mais synonyme d'activité économique (restaurants, station- services, hotels, artisanat...) cessa. Dans certains villages, de nombreux commerces disparurent à jamais, et hors des aglomérations, les garages et autres stations-services fermèrent les uns après les autres. La traversée du désert des nationales commençait...
Mais les nationales ont une histoire à raconter, presque à chaque kilomètre, elles vivent au rythme des régions qu'elles traversent...Aujourd'hui, certains parcours "historiques", comme la Nationale 6 ou 7, retrouvent petit à petit des couleurs. Sans reprendre le rôle qu'elles avaient jadis et que personne ne serait prêt à revivre aujourd'hui, elles sont désormais un lieu de redécouverte du passé, des régions françaises, de l'histoire collective des français. Chaque famille a un souvenir souvent heureux et parfois malheureux de nos chères nationales. Elles évoquent tant de tranches de vie : départ en vacances, week-end en amoureux, virée entre amis...
Paradoxalement, la disparition de certaines nationales fait prendre conscience de leur appartenance à notre patrimoine historique, celui des années 50 et 60, des Trente Glorieuses, des congés payés, des migrations estivales, du sport automobile, du transport routier et de tant d'autres choses...
Si vous voulez retrouver nos Nationales, les redécouvrir, si la nostalgie des routes d'antan vous gagne parfois, alors allez faire un tour sur le site internet que Thierry Dubois a créé en leur mémoire http://www.nationale7.com/ et préparez votre voyage, si possible en voiture ancienne, c'est tellement mieux...
Alors, l'autoroute a-t-elle tué les nationales ? Tué ? Non. Endormi ? Certainement. Transformé ? Assurément...
A nous de les réveiller en les redécouvrant...
Excellent article qui pose quelques questions, tout en donnant les réponses :
Les routes sont-elles de simples partenaires du développement moderne, ou des éléments du patrimoine national ?
Les deux bien sûr !
Objectivement, il n' y guère plus qu'une poignée de nostalgiques (à laquelle j'ai le plaisir d'appartenir) qui prend la N7 de Paris à Menton... Sa suppression, ou plutôt son remplacement effectif par une autoroute est logique, comme son transfert aux départements.
Par contre, d'un point de vue historique, son maintien s'imposerait plutôt, intimement liée qu'elle est à notre Histoire.
Il est donc dommage de la voir disparaitre, mais combien d'écoles, combien de batiments industriels ont été détruits pour être remplacés par des constructions plus modernes et plus pratiques ?
La Route est toujours là, même si elle a changé de nom. Il est important d'en garder la mémoire et le souvenir !
Merci pour le lien vers le site.
Amitiés
Thierry
Rédigé par : Thierry Dubois | 08 mai 2007 à 21:00