L'entretien avec Alain Paget nous a permis de mettre en lumière cet esprit particulier qui régnait au sein d'Automobiles Citroën dans les années 60 : un esprit fait d'audace, de certitudes, et de supériorité technique, le tout dans un modèle d' organisation unique qui mélange dans un creuset improbable, talents individuels, foi collective dans l'intérêt supérieur de l'entreprise, goût du secret, et austérité de facade que chacun semblait respecter afin de laisser en réalité libre cours à une créativité sans limites...
Or si cet état d'esprit a, dans le passé, été à l'origine des succès de la marque, avec les incroyables réussites que sont les Traction, 2 CV et DS, il va se retourner contre l'entreprise dès lors que, se transformant en aveuglement, il empêchera de comprendre les profonds changements du contexte économique, des attentes des consommateurs et du marché à l'aube des années 70. L'entreprise pourtant toute puissante, va progressivement se fragiliser sous les assauts de la concurrence et, alors qu'elle pensait dans les années 60 pouvoir s'offrir tous ses rivaux ou presque, se retrouvera 10 ans plus tard dans une position de faiblesse telle qu'elle devra accepter l'impensable : un rachat par celui qu'elle refusa d'acheter 10 ans plus tôt, le sage mais solide Peugeot...
Les difficultés rencontrées par la marque dans la conception d'un modèle de milieu de gamme et l'échec du modèle F illustrent parfaitement ce processus ...
1. Un milieu de gamme chez Citroën : quelle drôle d'idée !
"Citroën ne peut se distinguer que dans les extrêmes" : voici en résumé la pensée qui dominait chez Citroën depuis la fin de la guerre. Pour rentabiliser ses modèles, il fallait qu'ils durent logtemps, et pour qu'ils durent longtemps, il fallait qu'ils soient porteurs d'innovations. Or quels segments de marché permettent justement d'innover ? Le très bas de gamme, avec une innovation tournée vers la réduction de poids, l'économie, la rusticité, la fiabilité et la robustesse, et le haut de gamme qui permet de commercialiser des techniques complexes et en avance sur leur temps permettant là aussi d'imaginer une durée de vie du modèle supérieure à la moyenne. Les 2 CV, Traction puis DS confirment cette théorie, puisque qu'elles furent produites respectivement 42 ans, 23 ans et 20 ans.
Il existe un autre facteur qui explique le succès du très bas de gamme et du haut de gamme au sortir de la guerre : en ces temps de pénurie d'essence, d'économie dévastée et de reconstruction, les besoins étaient naturellement orientés vers ces deux extrêmes : d'un côté la voiture économique et robuste, presque utilitaire et répondant uniquement à ce besoin impérieux de déplacement, de l'autre la voiture bourgeoise, celle du pouvoir, des chefs d'entreprises et des notables en tous genres. Entre ces deux extrèmes, rien ou presque : la classe "moyenne" n'existe pas. Et la voiture moyenne non plus.
Ce que Citroën considérait comme une marque de fabrique et de supériorité était certes en partie justifié économiquement, mais reflétait en fait simplement ce qu'était le marché automobile français des 10 à 15 années d'après guerre.
2. Premières tentatives et naissance de ...l'Ami 6
Le marché automobile a logiquement changé au début des années 60 avec l'émergence d'une classe moyenne nouvelle. Citroën a perçu comme d'autres ce phénomène mais a eu beaucoup de difficultés, pour les raisons évoquées plus haut, à adapter son offre à cette nouvelle donne, laissant de ce fait un boulevard à ses concurrents, Renault et Peugeot en tête.
La première tentative d'élargissement de la gamme était le projet M, vers la fin des années 50. Un prototype issu de ce vaste projet a survécu à la destruction et a été retrouvé à La Ferté Vidamme en 1989. Son nom est C 60. Il ressemble un petit peu à une grosse Ami 6 de profil. L'avant évoque plus la DS avec son capot plongeant. Le modèle bénéficiait d'une très bonne habitabilité. La liaison entre les flancs et le pavillon ne sont pas sans rappeler celle utilisée par la Renault 16.
Déjà confronté à des problèmes buddgétaires générés par le lancement coûteux de la DS, le projet M fut progressivement rogné : on passa à une plateforme de 2 CV, on abandonna les tentatives de 4 cylindres à plat pour finalement reprendre une version améliorée du bicylindres maison, et on abandonna la suspension hydropneumatique...bref, il ne restait plus grand chose du cahier des charges d'origine, si ce n'est une sorte de "Super 2 CV" qu'on nomma Ami 6. Il reste pourtant dans ce modèle quelques traces de ce projet initial : la lunette arrière inversée, ou encore les trois barettes de tôle pleine horizontales sur l'aile avant : elles devaient au départ être ouvertes pour laisser respirer le 4 cylindres à plat...
L'Ami 6 allait finalement remplir à peu près son rôle, aidée en cela par l'absence de réelle concurrence sur le segment jusqu'à 1965-1966.
3. Le projet F : de grands espoirs et une cruelle désillusion
Mais beaucoup de temps avait été perdu. Citroën reprend les études d'un vrai milieu de gamme : c'est le projet F. Comme toujours, la genèse est douloureuse : on a de l'ambition, des idées, mais peu de moyens, et surtout, plus grave, le cahier des charges évolue au gré des idées et des désideratas du bureau d'études, mal cadré. Le projet part dans tous les sens. On prévoit deux largeurs de caisse, de nombreuses motorisations : 4 cylindres à plat, en ligne,
voire moteur rotatif... Idem pour les suspensions, classiques ou hydropneumatiques. On pense aussi l'équiper d'une transmission hydrostatique (mouvement transmis par un liquide...) sur laquelle le bureau d'étude fondait de grands espoirs. Le projet dont vous pouvez voir quelques photos de l'unique survivant ne manquait ni d'élégance ni de modernité. L'avant évoque la RO 80 de NSU, l'intérieur devait inaugurer les fameuses lunules finalement apparues avec la CX 10 ans plus tard, la jonction pied milieu/pavillon est similaire à la R16. Que d'ambition ! Mais aussi que d'errance dans la mise en oeuvre du projet dont les premiers essais s'avèrent catastrophiques en raison de problèmes de tenue de route et de fiabilité.
Qui blâmer ? Une Direction Générale à la fois psycho-rigide sur la forme et trop peu directive sur le fond, un Bureau d' Etudes centré sur lui même, qui se disperse dans trop de projets et incapable d'en faire aboutir un seul ? Toujours est-il qu'après retard sur retard le projet est soudain abandonné à la veille de l'industrialisation, alors que Renault venait juste de lancer la R16 au nez et à la barbe de Citroën qui cria au scandale et au plagiat...
4. 5 ans de perdus...
Chose rare chez Citroën, le Directeur des études, Cadiou, fit les frais de cet échec, et fut mis sur la touche. Au delà de l'échec du projet F, c'est toute la stratégie du groupe qui allait vasciller et le retard de 5 ans pris avec l'échec du projet F allait coûter très cher à la marque aux chevrons : son absence dans le milieu de gamme allait laisser le champs libre à ses concurrents : Peugeot sort la 204, Renault la R 16, voitures à la conception moderne et qui répondent avec pertinence à une demande forte de cette nouvelle classe moyenne. Citroën est pour sa part empétré avec la reprise de Panhard qui va également s'avérer désastreuse. En 1969 sort pourtant la Dyane, une 2 CV relookée peu convaincante. Mais à quand la vraie nouveauté ?
Les études d'un modèle intermédiaire reprennent dans l'urgence, elles aboutissent en 1970 à la GS, bien née mais qui arrive bien tard. Les finances sont dans le rouge, une alliance externe est recherchée avec Fiat, ce qui fait grand bruit : "Citroën tout puissant obligé de s'allier avec Fiat ? Impossible..." La presse s'empare du sujet...Finalement, ce n'est pas pour cette fois, mais la prochaine tempète arrivera bien vite, quelques années plus tard : la crise de 1973 aura cette fois raison de l'indépendance de Citroën et l'entreprise ne pourra faire face bien longtemps au recul du marché ; ironie de l'histoire, c'est Peugeot qui reprend Automobiles Citroën en 1975, et qui sauve celui qui faisait la fine bouche 10 ans plus tôt...
Dans l'industrie automobile, les erreurs de stratégie coûtent très cher...
Good for people to know.
Rédigé par : Maura | 28 octobre 2008 à 21:09
tres interessant.
pour moi qui avait une dizaine d'annees mais qui vivait les choses de l'interieur (mon pere travaillait au bureau d'etudes), j'y retrouve ma vision des choses.
la mauvaise foi et le fanatisme de ces hommes etait aussi fort que leur genie.
je me souviens que mon pere racontait que Citroen avait abandonne la fabrication des Panhard pour laisser le champ libre a Peugeot de produire sa 204, alors en pourparler de rapprochement.
quel dommage pour la 24.
Rédigé par : Bernard | 07 novembre 2008 à 13:38