Cela fait bien longtemps que j'avais envie d'écrire sur le thème de "l'automobile et la ville". Mais la chose fut beaucoup plus difficile à appréhender que ce que j'avais imaginé. En effet, c'est un sujet qui ne laisse personne indifférent et qui, très vite, peut déchaîner les foules se répartissant, grosso modo, en pro voitures, pour qui la ville doit s'adapter à l'auto, et en anti-bagnoles, pour qui les voitures n'ont rien à faire en ville, et doivent de ce fait en être exclues.
Comme vous l'avez sans doute constaté, la tendance actuelle des pouvoirs publics penche clairement vers une chasse à la voiture en ville plus ou moins virulente selon les équipes municipales et les mairies. Chacun y va de son plan afin de "redéfinir le schéma d'occupation de l'espace urbain", afin de mieux partager ce dernier et de réduire la place occupée par la voiture au profit des piétons, vélos, et bien évidemment transports collectifs. Qui s'en plaindra ? Personne. Qui n'a jamais rêvé de se promener sans nuisances au coeur de Paris, Londres, Rome ou Barcelone ? Personne.
Réaménager l'hypercentre des villes, même moyennes, est devenu une véritable mission de service public pour les municipalités. Certaines veulent aller plus loin, et décourager tout usage de la voiture en ville, même dans des quartiers plus éloignés. Logique et compréhensible dans le premier cas, la chasse à la voiture devient dans ce deuxième cas une arme idéologique , et engendre bien souvent des situations contre-productives, voire ubuesques, comme c'est le cas dans certains quartiers de Paris, par exemple Boulevard de Sébastopol ou dans le 14ème arrondissement, où les aménagements effectués pour "dégoûter" les automobilistes et autres livreurs ont engendré pollution, perte de temps et désertion de certains commerces de proximité.
C'est toute la difficulté de cette cohabitation entre l'automobile et la ville : où s'arrête le progrès, où commence l'idéologie ? Comment concilier les immenses besoins de déplacement engendrés par toute agglomération avec l'amélioration du cadre de vie et la réduction des nuisances. Tout le monde veut vivre, se nourrir, s'équiper, se divertir, se faire livrer des pizzas un canapé, ou bien un livre commandé sur internet mais qui souhaite voir sa rue, son quartier, bloqué par des dizaines de camionnettes ou de camions qui livrent...ce que nos urbains consomment ? Difficile équation...qui ne date pas d'hier.
En effet, les nuisances en ville sont aussi anciennes que les villes elles-mêmes...il suffit de se pencher sur les quelques textes historiques abordant le sujet pour s'en convaincre...
1. 2.000 ans d'encombrements...
Dès l'Antiquité, Rome était réputée pour le vacarme et la "cohue" (pour ne pas employer le terme anachronique d'embouteillage) de ses rues. Passons directement au Moyen-Age,d' où nous parvient cette anecdote au sujet du Roi Philippe Auguste, qui, "un jour de l'an 1185 mit le nez à la fenêtre pour respirer l'air du soir. On n'eut que le temps de happer au vol sa majesté qui s'effondrait, asphyxiée par les relents nauséabonds de la chaussée. "Chaussée" est d'ailleurs un euphémisme insensé pour désigner un cloaque effrayant, fait de boue pétrie d'excréments et d'ordures, de flaques putrides et de monceaux de détritus où se vautraient les porcs, et ripaillaient les rats."
Plus près de nous, un édit de François 1er (1539) précise : "il sera désormais défendu aux chariots, charrettes, braquets, tombereaux et chevaux, de lutter de vitesse, de faire demi-tour dans les rues, ailleurs qu' aux carrefours et coins des-dites rues."
Un siècle plus tard, en 1660, Boileau écrit ces quelques vers, en alexandrins :
"Là sur une charette une poutre branlante Vient menaçant de loin la foule qu'elle augmente ;
Six chevaux attelés à ce fardeau pesant Ont peine à l'émouvoir sur ce pavé glissant.
D'un carrosse en tournant il accroche une roue, Et du choc le renverse en un grand tas de boue :
Quand un autre à l'instant s'efforçant de passer, Dans le même embarras se vient embarrasser.
Vingt carrosses bientôt arrivant à la file Y sont en moins de rien suivis de plus de mille."
Dans Satire et Epitres.
Nous poursuivons ce tableau par un rapport beaucoup moins poétique du Corps des Ponts et Chaussées au préfet de la Seine (1892) :
"Tout le monde sait combien à certaines heures et sur certains points de Paris la circulation est difficile. Nous avons établi que dans la Rue de Rivoli, en face du N° 156, les voitures circulant sur quatre files doivent s'écouler à raison de 16 à 20 par file et par minute à certains moments de la journée. Si l'oin fait attention aux différences de vitesse des véhicules, à la lenteur de la marche des fardiers, des charrettes et tombereaux lourdement chargés, aux arrêts des omnibus, aux accidents qui se produisent dans un tel fourmillement de chevaux et de voitures, on a peine à comprendre comment ce résultat puisse être obtenu : en revanche, on sait très bien au prix de quelles pertes de temps et de quelles difficultés".
L'arrivée de l'automobile ne va rien arranger, bien au contraire, comme le constate un quotidien en 1924 : "Aux Champs-Elysées, à l'Etoile, comme au Rond-Point ou à la Concorde, l'embouteillage atteint des proportions alarmantes. Paris est actuellement un vase clos où l'on introduit des voitures sans tenir compte des possibilités réelles. Les boulevards, nos grands carrefours, nos artères centrales sont massacrés. Il est temps de songer à un remède énergique car cette paralysie des transports engendre des retards graves et risque de ralentir l'intensité des échanges."
Finalement, nos embouteillages d'aujourd'hui ne sont pas si terribles...
Nous y sommes : Les voitures et autres camions en ville, tout comme les carrosses et tombereaux d'autrefois, sont nécessaires à la vie de la ville. Mais sans régulation, ils deviennent de sérieuses nuisances qui asphyxient les villes et les paralysent. Alors, que faire ? Entre perpétuelle attirance et répulsion, comment résoudre l'équation impossible...? La ville doit-elle s'adapter à la voiture, ou la voiture s'adapter à la ville...?
Nous allons voir que la réponse donnée a fortement varié depuis les débuts de l'automobile...
2. Les premières automobiles : pas vraiment bienvenues...
Comment percevait-on au tout début du XX ème siècle les premières "voitures à moteur" ? Fort mal, justement. Il est difficile d'imaginer aujourd'hui combien les premiers temps de l'automobile furent difficiles. Bruyantes, imprévisibles, parfois aussi incontrôlables car presque dépourvues de freins, soulevant des nuages de poussière sur des routes non goudronnées, affolant les animaux : les premières automobiles ne furent pas bien accueillies par la population, et encore moins par les villes, qui rivalisèrent d'imagination pour faire barrage à ce nouveau fléau. On se plaint de certaines règles contraignantes aujourd'hui...mais ce n'est rien comparé à ce que nos pionniers ont dû subir en ce début de siècle. A Bergerac, par exemple, le maire met en place une réglementation stipulant que les conducteurs, au même titre que les cyclistes, sont "tenus de mettre pied à terre et de conduire leur machine à la main". On imagine fort bien la scène...
Le maire de St-Ouen-l'Aumone décida pour sa part de limiter la vitesse des véhicules à moteur à ...8 km/h. Ce n'est rien par rapport au maire de Trouville, qui limita cette dernière à 4 km/h ! Ce ne sont que deux exemples parmi des dizaines d'autres.
Lyon comptait en ce début de siècle pour une ville particulièrement autophobe. L'octroi, péage urbain avant l'heure y est pratiqué avec un zèle bureaucratique si insupportable que le ministre de l'Intérieur dut intervenir pour faire cesser cette pratique. Un journaliste parisien proposa même un itinéraire évitant Lyon pour les chauffeurs se rendant dans le midi.
Certains maires proposèrent d'utiliser des barres métalliques, d'autres des planches à clous, certains mirent en place des panneaux "caniveaux dangereux"...l'imagination n'a pas de limite, mais l'objectif reste le même : éviter que ces nouveaux "fous du volant", peu enclins à respecter des règles de la route à peine définies et souvent méconnues, ne roulent trop vite en ville...louable intention, mais procédés excessifs.
Malgré tout, la puissante cause automobile eut le dessus, et peu à peu, l'auto se fit une place dans nos villes, déjà encombrées par les nombreux transports collectifs (tramway, bus) présents depuis longtemps.
3. L'auto envahit les villes
Les années 20 et 30 virent le parc automobile augmenter considérablement. La circulation dans les villes relevait de plus en plus de l'anarchie la plus complète. Les forces de l'ordre étaient débordées, les accidents fréquents. Le préfet Chiappe mit en place en 1927 les premiers passages "cloutés" afin de permettre aux piétons de traverser sans risquer leur vie à chaque coin de rue...
La voiture va provisoirement presque disparaître des grandes villes françaises, pour cause de guerre, et surtout de pénurie d'essence, laissant la place aux vélos et piétons : ceux qui ont vécu cette période sombre de notre histoire se souviennent souvent de cette impression laissée par une ville sans bruit sans trafic, et qui semble comme endormie...
Une fois la guerre passée, les frustrations liées aux difficultés de déplacement et la quasi absence de transport individuel vont engendrer un formidable essor de l'industrie automobile, véritable pierre angulaire de la reconstruction économique du pays. Qui dit alors voiture dit voiture populaire et grace aux 2 CV et autres 4 CV, les français redécouvrent la liberté de déplacement et les joies du voyage, même si les conditions de confort, de vitesse et de route de l'époque nous sembleraient inacceptables aujourd'hui.
Les villes pendant un temps débarrassées des voitures vont petit à petit se remplir à nouveau. Le nouvel idéal social est d'avoir sa voiture et de l'utiliser pour se déplacer, même en ville. Le traditionnel bras de fer entre le train et l'auto va tourner court, même si cette dernière, toujours considérée comme un produit de luxe par l'administration, est déjà assez lourdement taxée. Les 30 Glorieuses, période d'intense développement économique, vont accorder une place croissante à l'automobile, tout en négligeant pendant longtemps de moderniser les infrastructures routières et urbaine. Les problèmes de circulation vont petit à petit se multiplier. La voirie verra petit à petit disparaître les tramways, démodés par une automobile tellement plus pratique et confortable, et autrement plus valorisante. Pour la première fois, les transports en commun régressent face à cette déferlante à 4 roues. Désormais, la ville va devoir s'adapter à la voiture, dont la montée en puissance semble incontournable...
A suivre...
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