Interview de Gustave Dumas réalisée le 10 octobre 2009 à Aubenas
1 ère partie : les débuts du garage
Pourquoi prendre un panneau Citroën en 1920, à Aubenas (Ardèche) ?
Mon
oncle avait 20 ans, son père était mort des suites de la guerre. Sa
mère avait un garage et à l'époque en 1920, Citroën était déjà le plus
intéressant car il était le premier à sortir des voitures en petite série.
Un pari osé : c'est comme si vous preniez en 2010 le panneau d'une marque automobile créée l'année dernière...
Oui, c'était une marque très jeune et qui se caractérisait par un dynamisme particulier comparé aux autres. La mère de mon oncle était déjà représentante de Peugeot, Unic, Delaunay. Mais à l'époque, tout le monde voulait vendre des Citroën un jeune constructeur qui produisait des voitures pas chères mais entièrement équipées avec démarreur électrique, roue de secours etc... Citroën avait de l'avance sur la concurrence. D'ailleurs il adopta très vite des carrosseries en acier alors que tout le monde était encore aux carrosseries en bois (en 1924, NDLR).
C'est tout de même inhabituel même au début des années 20 qui ont vu naître de nombreuses marques automobiles de voir un constructeur se développer aussi rapidement...
Oui,
d'ailleurs, il a très vite eu une dimension européenne, et a dépassé
d'autres constructeurs étrangers comme Opel ou Ford. Citroën était un
sacré personnage ! Je vais vous raconter une anecdote qui en dit long
sur ses qualités de Chef d'entreprise : un certain Mattei, le
concessionnaire de
Marseille, avait sollicité un rendez-vous avec le "Patron". Il
souhaitait lui soumettre un projet de taxi en vue de l'Exposition
Universelle. Il avait fait le tour des constructeurs pour
son projet et aucun n'avait donné suite sauf Citroën qui lui
demanda de venir le voir dans deux jours. Et effectivement, il avait
fait faire un taxi sur base de B2, taxi qui connut par la suite un
grand succès.
Autre exemple
emblématique : En 1933 Citroën qui était bien introduit auprès du
pouvoir politique de
l'époque, avait eu écho d'une loi relative à la coordination des
transports qui devait être prochainement votée. Selon cette loi
destinée à promouvoir les Chemins de Fer, les détenteurs d'une ligne de
car ne pouvaient plus en créer d'autres. De ce fait, il a compris
immédiatement l'intérêt de créer des lignes de transport et a créé les
Transports Citroën. Il a fait réaliser des cars sur une base de C6. Il
faisait même partir ses lignes parisiennes de la place de la Concorde.
il avait donc demandé à ses
concessionnaires de monter des lignes de car et les aidait à les
financer. La plus grosse affaire de cars Citroën avait deux ou trois
cent véhicules! Ricou, par exemple, un des plus importants
concessionnaires
de l'époque faisait Grenoble Lyon toutes les demi-heures. Et le concessionnaire de Saint-Chamond faisait Saint-Étienne - Lyon toutes les
heures. En plus, cela donnait de la visibilité aux produits, en
particulier les C4 et C6.
On pourrait aussi citer les panneaux de signalisation routière. C'était
sans aucun doute un génie de l'automobile, il n'a pourtant rien
inventé. Il a acheté plusieurs brevets d'inventions, des engrenages
Citroën
au moteur flottant en passant par la carrosserie tout acier. Il avait
simplement un sens aigu des affaires, savait s'entourer et faisait
preuve d'une grande réactivité.
Le premier contrat avec Citroën a été signé en 1920. Pour combien de véhicules ?
Quinze voitures. Nous avons toujours dans la famille le premier document signé avec Citroën en février 1920. Mon oncle avait une position très forte car il y avait à l'époque une industrie très présente : le moulinage. Il avait pratiquement tous les moulineurs comme clients et a rapidement connu un certain succès avec Citroën, tout d'abord parce qu'il était très bien placé à Aubenas, ville qui était un carrefour régional, ensuite parce qu'il avait bien structuré son affaire avec un comptable, un magasin de pièces détachées, des techniciens... en plus il était du "pays", comme moi.
Citroën l'avait mis en demeure en 1933 de refaire son garage, et il a reconstruit un établissement particulièrement vaste pour l'époque avec 2000 m2 au sol. Il y avait déjà à l'époque des normes architecturales sévères.
Quand j'ai refait à nouveau le garage en 1967 j'ai respecté à 100% les plans du constructeur. Le service architecture s'était beaucoup déplacé pour suivre la construction et le résultat a été superbe : c'était le plus beau garage de la région. Il y avait une particularité, c'était la caisse centrale qui encaissait aussi bien les pièces détachées, l'atelier, les voitures neuves et les voitures d'occasion. On contrôlait bien ce qui se passait, c'était le nerf de la guerre...
Autre caractéristique du garage Bonnet : nous avons toujours vendu beaucoup de pièces détachées car nous avions mis en place un service de livraisons sur la région et nous allions jusqu'à Montélimar et Valence. Il y avait aussi beaucoup d'agents qui dépendaient de nous : exactement 13 au moment où j'ai repris le garage. J'avais une politique d'agents pour la raison suivante : nous sommes une région très étendue, il y a une faible densité de population et la présence de certains agents à 30 km d'ici était appréciée des clients qui étaient bien contents de trouver un service de proximité pour réparer leur voiture. J'allais les voir en permanence et y passait près de la moitié du temps. Je raconte d'ailleurs toujours que sur les 80 DS que je vendais par an dans les années 60, j'en faisais 50 moi-même en me déplaçant chez les clients et seulement 30 au garage. J'allais vendre à domicile. Si certains concessionnaires prenaient parfois du bon temps je peux vous dire que moi je travaillais dur...
Quels étaient les produits marquants avant guerre ?
Il y eut en premier les B2, appréciées à la campagne. Il faut dire que le marché des véhicules d'occasion a toujours été très actif dans la région. Les B2, puis les B14 (un modèle extraordinaire !) et les C4 eurent de ce fait beaucoup de succès. Les Citroën avaient la cote, et nous avons très vite été les leaders dans la région. Certains allaient acheter à Paris des taxis d'occasion et les transformaient en camionnettes pour les revendre. Autre exemple de modèle marquant : la C6. Pendant la guerre, mon père en avait acheté une qui appartenait à un sous-préfet. Nous l'avons équipée en "gazo", et nous avons fait plus de 200.000 km avec...
Votre oncle a-t-il eu l'occasion de rencontrer André Citroën à l'époque ?
Il
allait voir aussi de temps en temps le "Patron" qui appréciait de
voir ses concessionnaires. Il était en 1920 le plus jeune
concessionnaire de France, puisqu'il avait tout juste 20 ans. Ma tante
a été une ou deux fois à droite ou à gauche de Monsieur André Citroën
lors des fameux banquets organisés par Citroën à l'époque. Il faut
croire qu'il devait choisir la femme du plus jeune et du plus ancien
concessionnaire. Ces banquets étaient fameux, il y avait même des
cigares signés Citroën ! Parmi les banquets les plus marquants, il faut citer
celui qui a été organisé en 1932 pour l'inauguration de la succursale
de Lyon, Rue de Marseille, le plus grand garage automobile d'Europe à
l'époque (40.000 M2). Citroën avait affrété un train spécial pour les
concessionnaires. Il y a eu aussi la réception organisée pour fêter
l'exploit de Lindberg en 1927, ou bien encore l'inauguration de la
nouvelle Usine de Javel en 1933 avec 5.000 invités.
Votre oncle a vécu le lancement de la "Bombe Citroën", la Traction Avant ?
Au
début, ils en ont bavé ! On leur avait présenté en avant-première la Traction Avant à la Succursale de Lyon, équipée de la fameuse
transmission conçue par Sansaud de Lavaud, abandonnée par la suite. Ils l'ont essayée dans les
rampes de la succursale. Ensuite, quand ils ont reçu les premiers
modèles de série au garage ils ont eu beaucoup d'ennuis : les voitures
perdaient leurs roues, les joints homocinétiques ne tenaient pas, les
cardans cassaient. Puis quand Michelin a repris, les problèmes de
fiabilité ont vite cessé. La voiture avait une telle avance sur la
concurrence, c'était extraordinaire. Malgré cela, certains clients ne voulaient pas
de cette Traction trop moderne et choisissaient la Rosalie, que
Citroën avait conservée au catalogue...heureusement !
Et en 1935, c'est la faillite de la maison Citroën...
Oui,
malheureusement. Citroën avait d'immenses qualités, c'était un
excellent vendeur, mais il allait trop vite, c'était un joueur. Il n'a
pas réussi à amortir ses lourds investissements et ses chaînes de
fabrication. Il a malgré tout laissé une gamme extraordinaire.
A la fin, les inspecteurs du constructeur passaient dans le réseau faire signer des traites car Citroën n'avait plus de trésorerie. A la faillite certains concessionnaires étaient dans l'embarras en raison de ces traites qui risquaient de ne pas être payées. Mon oncle en avait une douzaine, ce qui n'était pas négligeable. Heureusement, quand les Michelin sont arrivée, ils ont donné des voitures en échange, Traction ou Rosalie, ce qui a permis de normaliser la situation. Ce que l'on ne dit pas c'est que le Groupement des Concessionnaires a failli reprendre le constructeur. Il s'en est fallu de peu. C'est Mattei, encore lui, qui a renoncé au dernier instant, sur pression de Louis Renault, paraît-il...Mattei est d'ailleurs passé chez Renault juste après la reprise par les Michelin.
La reprise par Michelin a-t-elle changé beaucoup de choses ?
Oui, énormément. Plus de banquets, presque plus de publicité, la fin des fameuses caravanes. Beaucoup moins de contacts également. Au début, les concessionnaires les appelaient "la gomme". (Par référence aux pneus ou bien parce qu'ils ont véritablement effacé les pratiques du passé ? NDLR). Ils ont mis en place une véritable cure d'austérité. Les magasins d'exposition, comme celui de la Place de l'Opéra ou des Champs-Elysées sont devenus bien tristounets. Ils étaient par contre d'excellents financiers et ont également donné beaucoup d'autonomie aux ingénieurs qui ont créé pendant l'ère Michelin rien de moins que la 2 CV et la DS, entre autres...
A suivre...
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