C'est une fois de plus au gré de mes lectures que j'ai trouvé matière à explorer l'histoire passionnante de la marque aux Chevrons...Je suis en effet rentré d' Epoqu'auto en novembre dernier avec dans mes bagages quelques magazines automobiles des années 50, sources délicieuses et fourmillant d'informations sur nos marques nationales et sur Citroën en particulier.
Un exemplaire d'Automobile daté de 1954 a aiguisé ma curiosité. En couverture, un titre accrocheur : "Citroën répond à 30 questions indiscrètes". Je ne résiste pas plus longtemps et me rend page 15 pour découvrir un article de trois pages assez denses et sans aucune photo mais absolument captivant. L'Automobile propose en effet "pour la première fois en 19 ans, une mise au point (objective) sur la politique Citroën, la Maison du Mystère..." Maison du mystère ? Mais pourquoi affubler la respectable maison Citroën d'un tel qualificatif ? L'occasion est toute trouvée pour se replonger dans tumultueuse histoire de la marque...
1. 1919-1935 : une communication très calculée...
Février 1919. André Citroën crée l'événement et lance la première voiture produite en grande série. Dès le départ, l'entrepreneur de génie avait pris le parti de communiquer massivement sur ses véhicules à grand renfort d'annonces dans la presse et d'événements. Précurseur du marketing moderne, il excelle aussi dans l'art de la communication et avait compris que le meilleur moyen de mettre en avant ses produits de grande série aux caractéristiques beaucoup moins exubérantes que les véhicules de luxe faits main des autres constructeurs déjà bien établis était de mettre en avant sa puissance industrielle, synonyme d'investissement, de modernité, d'innovation. Un vecteur d'image parfait pour impressionner le chaland à la fibre patriote. Ainsi, ses toutes premières communications se caractérisent autant par la mise en avant de la capacité journalière de production et de la surface de ses usines, que par le descriptif de ses modèles économiques et techniquement très modestes.
Mais à la fin des années 20, une décennie après l'apparition de la marque, Citroën franchit un cap supplémentaire dans la mise en scène de ses "coulisses" à des fins commerciales. Après seulement quelques années d'existence, il fait en sorte que sa marque crée l'événement en toute circonstance et apparaisse associée partout où "il se passe quelque chose", colonisant les villages avec ses caravanes de véhicules, illuminant les centres-villes comme à Paris (éclairages de Noël boulevard Haussman, Tour Eiffel...). Lindberg arrive à Paris en héros guidé dans la nuit par la Tour Eiffel illuminée par Citroën ? Le voici mis à l'honneur et reçu en grande pompe à Javel au milieu de centaines d'ouvriers.
C'est la mode des grandes expéditions lointaines ? Citroën met sur pieds la plus ambitieuse d'entre elles, la Croisière Jaune, exploitant et mettant en scène jusque dans les cinémas cette aventure insensée qui coûta indirectement la vie à son Directeur Général Haard, mort à Hong-kong sur la route du retour.
La mise en scène passe également par la "scénarisation" des usines, où de véritables parcours sont créés, avec guide, plan et ticket d'entrée, mais également par la création de vitrines d'exposition sur les Champs-Elysées, Place de l'Opéra ou encore Place de l'Europe où Citroën inaugure en grande pompe un véritable "espace de marque" avant l'heure, lieu d'expositions, cinéma, Centre d'essais, conférences autour de maquettes techniques, et autres manifestations...Citroën montre tout, y compris sur les Salons de l'Auto, où trône à chaque éditions un modèle en coupe permettant au grand public de découvrir les secrets de sa mécanique...
En 15 ans, Citroën est devenu le premier constructeur européen. Il n'a peur de personne parce qu'il avance plus vite que ses concurrents : dès lors, pourquoi cacher ses usines, ses secrets de fabrication, ses produits, pourquoi se passer d'un telle publicité ? L'homme avait des convictions parfois iconoclastes pour l'époque, et son sens aigu de la communication était parfaitement visionnaire. Malheureusement, son destin allait bientôt basculer et l'entreprise qu'il avait créée va connaître un nouveau départ placé sous le signe de la discrétion...
2. La maison du secret
Décembre 1934. Piégé par la crise économique, plombé par ses investissements sans cesse plus ambitieux, comme la reconstruction à grands frais de l'Usine de Javel en 1933, Citroën perd le contrôle de son entreprise qui est reprise par les Michelin, premiers créanciers du géant aux pieds d'argile. Ces derniers, menés par Pierre J. Boulanger mettent en place une politique d'austérité sans précédent. Les hommes en gris arrivent en nombre de Clermont-Ferrand et passent en revue l'organisation ainsi que les dépenses de l'usine. C'en est fini des expéditions, des campagnes de communication tonitruantes, des documentations luxueuses et des expositions...le mot d'ordre est désormais : "économie et discrétion". La firme au Bibendum met en application un principe qui lui a réussi est qui est d'ailleurs toujours en vigueur aujour'hui : un certain culte du secret qui sera poussé à son paroxysme chez Citroën.
Les usines ? Passez votre chemin, désormais on ne visite plus...Les bureaux d'études ? Fermés à double tour. Le Centre d'essais de la Ferté-Vidame, tout juste créé ? Administré comme une prison haute sécurité ou presque à tel point que parfois les pontes de Javel se trouvaient bloqués à l'entrée s'ils ne possédaient pas le fameux sésame.
Pour bien comprendre ce qui justifia ce culte du secret après des dirigeants de l'époque, il faut se remémorer que ces derniers allaient faire de l'innovation leur marque de fabrique, comptant sur la créativité d'ingénieurs triés sur le volet pour imaginer des produits tellement marquants qu'ils devanceront la concurrence pendant plusieurs années, et assurant de fait des cycles de vente très longs donc supposés rentables. C'est ce qui se produisit avec la Traction Avant, née sous l'ère du "Patron" mais fiabilisée et véritablement lançée par les Michelin. Ce principe sera repris et exacerbé avec la "bombe" du Salon 48, la 2 CV puis celle du Salon 55, la DS.
La mise en pratique de ce principe de discrétion sera à l'origine d'une véritable omerta vis-à-vis de la presse, à qui la marque ne dira plus rien pendant près de 19 ans. Une attitude impensable aujourd'hui, lorsqu'on sait combien les relations avec celle-ci sont devenues stratégiques chez tous les constructeurs.
Les dirigeants de Citroën feront preuve d'une constance remarquable pendant toutes ces années, jouant au chat et à la souris avec les journalistes, à l'image de Pierre Boulanger qui lors d'un entretien avec Charles Fauroux la veille de l'ouverture du Salon de l'Auto 1948, ira jusqu'à lui déclarer sous le sceau du secret qu'il ne présenterait aucune nouveauté cette année alors que le lendemain allait être dévoilée la nouvelle 2 CV...Charles Fauroux, sommité journalistique de l'époque, gardera un souvenir cuisant de cet affront...
On se souvient également de la fameuse "Affaire de l'Auto-Journal"...qui avait réussi à publier en 1952, soit plus de trois ans avant le lancement de la future DS, des vues assez précises de son architecture, grâce à un ou plusieurs informateurs travaillant au bureau d'études Rue du Théâtre. La Direction de Citroën avait alors décidé de porter plainte contre le Journal pour "vol de documents, divulgation de secrets de fabrique et contrefaçon". Les journalistes furent intimidés, harcelés, certains comme Marcel Pétré furent même mis en garde à vue, et le siège du journal perquisitionné...une histoire invraisemblable dont les conséquences judiciaires ont duré plusieurs années pour finalement aboutir à une relaxe.
De nombreuses voix s'élevèrent à l'époque pour dénoncer l'attitude de Citroën, qui ne faisait décidément rien comme les autres, refusant même de fournir des voitures pour les essais presse. Il ne restait dès lors aux journalistes qu'à essayer de convaincre des clients de bien vouloir leur prêter !
1954. Déjà deux ans que l''Affaire de l'Auto-Journal" défraie la chronique. Alors que Citroën avait refusé jusqu'à présent toute relation avec la presse depuis 1935, elle décide soudain d'entrouvrir la porte, et présenta pour la première fois deux nouveautés à quelques journalistes : la Traction Avant à suspension oléopneumatique, ainsi que la 2 CV à embrayage centrifuge. Une petite révolution qui connait un nouvel épisode quelques mois plus tard lorsqu'un porte-parole (anonyme !) de la maison Citroën accepte pour la première fois depuis 19 ans de répondre à 30 questions "indiscrètes" posées par le journal spécialisé L'automobile. L'article consacré à la "maison du mystère" est intéressant à plus d'un titre, et caractérise à lui seul l'attitude incroyable de la maison Citroën depuis 1935, une attitude de discrétion presque obsessionnelle, inspirant autant la fascination que l'agacement auprès des journalistes de l'époque...
Nous constaterons à la lecture de quelques extraits que le fameux porte-parole maîtrise à la perfection la langue de bois :
A la question du journaliste "A cent à l'heure, la Traction 11 CV ne consomme-t-elle pas 13 litres et plus de 14 litres à 110 ? " la réponse illustre parfaitement l'adage populaire "noyer le poisson" : "Nous ne sommes pas d'accord avec ces chiffres. De toutes façons, tout se paie...surtout la vitesse, chez nous comme chez les autres".
A la question sur la mévente (effective) du modèle, notre interlocuteur affirme qu'il "n'est nullement question de mévente. Bien au contraire, signalons l'afflux de commandes durant le mois de septembre 54, mois qui a précédé le Salon." Septembre a été bon, que demander de plus ?
Autre extrait croustillant : le journaliste questionne le porte parole sur le fameux culte du secret en vigueur depuis 1935. "Pourquoi refusez-vous de prêter des voitures à la presse pour ses essais routiers ?". " La réponse est d'une logique implacable. "C'est une règle générale de notre maison. Nos essais, nous les effectuons nous même là où des journalistes n'iraient pas. Notre firme n'a pas besoin de publicité pour de tels essais. Bonnes ou mauvaises, les critiques de la presse nous laissent indifférents. [...] Une seule chose compte pour nous : la publicité faite pas les usagers eux-mêmes au volant de nos modèles".
"Pourquoi refusez-vous à la Presse la visite de vos Usines, alors qu'André Citroën a été le premier à inaugurer ce mode de comparaison, invitant même son rival Louis Renault ?"
La réponse est extraordinaire : "[...] M. Citroën a réalisé de très grandes choses. Mais c'est toute une époque aujourd'hui révolue, dépassée. Déjà, les ouvriers de Javel se plaignaient de ces visites qui les dérangeaient dans leur travail. Aujourd'hui encore, nos ouvriers et nos techniciens sont hostiles à toutes visites d'usines, ne voulant pas courir le risque d'une sous production en étant distraits de leur besogne. Qui pourrait leur en vouloir, eux qui sont payés suivant leur production [...]". Et le journaliste de surenchérir "Et il n'y a pas d'autres raisons ?" "Si, bien sûr ! Il n'est pas dans nos habitudes de nous vanter, mais nous pouvons affirmer en toute modestie que nos usines sont parmi les plus modernes d'Europe, vous comprendrez sans doute aisément que nous ne sommes pas très enclins à ouvrir la porte à la concurrence automobile...ou autre !"
Quant à savoir pourquoi la maison Citroën pratique sans cesse la politique du silence, le correspondant déclare que "Chaque maison a ses mystères et c'est tant mieux. Sinon, ce serait le bouleversement rapide du marché, la faillite et le chômage à bref délai". On comprend mieux...
Et l'absence de conférence de presse ? "La discrétion". Encore et toujours...
Les dix dernières questions tournent autour de la sortie hypothétique d'un nouveau modèle que l'interlocuteur niera, ce qui, au vu de ce qui précède, n'étonnera personne.
La "maison du mystère" n'a donc pas dévoilé de grand secret, mais quelque chose a changé en cette année 1954. Citroën commence à percevoir après l'épisode douloureux de l'Auto-journal que les "Relations Publiques" (on ne parle pas encore de communication) seront bientôt incontournables et qu'il est toujours préférable d'être à l'origine d'informations parfaitement calibrées plutôt que de subir une information non maîtrisée.
Même si fondamentalement Citroën restera de longues années encore une entreprise très secrète, il n'en demeure pas moins qu'elle a rapidement compris, au début des années 60, que des relations publiques bien maîtrisées pouvaient s'avérer très "payantes". Communiqués de presse, lancements presse nationaux, exploits sportifs largement relayés, Citroën a mis en place à cette époque une équipe efficace et très professionnelle menée par Jacques Wolgensinger, malheureusement décédé récemment. On lui doit de nombreux lancements très marquants, comme par exemple celui de la CX, qui fut confiée en avant-première à un panel de près de 400 journalistes Européens en Laponie, avant d'être ramenées jusqu'à Paris par 25 jeunes pilotes tirés au sort. Une première.Wolgensinger fut un véritable pionnier des relations presse et de la communication "corporate" moderne, vecteur d'image désormais incontournable des entreprises, et que Citroën maîtrise désormais parfaitement...
Les automobiles Citroën ont suscité beaucoup de passions et d'adoration de la part de personnes, qui chaque années se retrouvent lors du Citromobile.
Le constructeur automobile s'associe depuis les débuts avec la compagnie pétrolière " Citroën préfère Total ".
Rédigé par : Pavel Penkov | 30 mai 2010 à 10:28