Août 1932. Victor Point, Lieutenant de vaisseau, se suicide. Il avait tout juste 30 ans.
Comment expliquer un tel geste ? Accueilli en héros à son retour de Chine, il venait de vivre une aventure humaine incroyable : l' Expédition Citroën Centre-Asie, plus connue sous le nom de "Croisière Jaune". Mais depuis son retour il semblait souffrir d'un profond désespoir et de blessures à l'âme. Nous ne saurons jamais si son suicide est directement lié à sa participation à la Croisière Jaune mais ce que l'on sait, c'est que tous les hommes qui ont participé à l'expédition ont été au delà d'eux mêmes, au delà de ce qu'il est normalement possible de supporter physiquement et moralement, et qu'ils ont été profondément marqués par ce qu'ils ont vécu au cours de ce périple de 12.300 kilomètres.
La Croisière Jaune me fascine depuis longtemps. Par son retentissement : immense. Jamais un événement n'avait encore connu une telle couverture médiatique à l'époque. Par son audace : quelle entreprise oserait aujourd'hui organiser une expédition culturelle et scientifique qui passerait par Bagdad, Téhéran, Kandahar, Kaboul, puis l'Himalaya et le Désert de Gobi ? Aucune, et pourtant en 1931 la dangerosité et l'instabilité de l'itinéraire n'avaient rien à envier à ce que nous connaissons aujourd'hui. Elle me fascine également par ses découvertes qui constituent aujourd'hui encore un apport inestimable sur l'art et les peuples de ces régions orientales. Par son organisation, à la fois professionnelle et naïve. Et enfin par ses buts apparemment contradictoires : science, art et histoire d'un côté, exploitation commerciale au service d'une marque automobile de l'autre.
Nous allons revenir sur les motivations qui ont poussé Citroën à se lancer dans cette aventure, sur l'exploit réalisé par les membres de la mission mais aussi sur la face cachée d'une mission à l'issue tragique...
1. Un "coup" médiatique
La Croisière Jaune a marqué son époque. C'est certainement le plus grand "coup" de Citroën, un exploit dont les anciens de la marque se souviennent encore et qui contribua grandement au prestige et à l'image de la marque. Mais c'est aussi une expédition au goût amer, d'un coût astronomique, qui faillit tourner au fiasco à de maintes reprises et qui coûta la vie au Directeur Général de la Marque aux chevrons, G.-M. Haardt.
Pendant longtemps il n'existait qu'une seule Croisière Jaune, celle des magnifiques publications orchestrées par la marque, celle de l'exposition montée en juin 32 au Palais des Expositions de la Place de l'Europe et visitée par le Président Albert Lebrun, celle relatée par Georges Le Fèvre dans son ouvrage très officiel, et celle du film Gaumont, un des premiers sonorisés.
Mais on en sait maintenant un peu plus sur l'autre Croisière Jaune qu'ont vécue jour après jour les membres de l'expédition, avec ses errances, ses dangers, ses peurs, ses doutes. Cela n'enlève rien à la grandeur de l'exploit, bien au contraire. Plusieurs ouvrages sortis ces dernières années sont en effet revenus sur cette aventure hors du commun en apportant un éclairage nouveau sur ce qui s'est passé. On peut citer en particulier celui écrit par Ariane Audouin -Dubreuil, et intitulé "La Croisière Jaune, sur la Route de la Soie" (Editions Glenat). Ce livre magnifique et abondamment illustré puise dans les archives conservées par Louis Audoin-Dubreuil, Chef-Adjoint de la mission et père de l'auteur. Vous trouverez d'autres références à la fin de la 4ème note consacrée à la Croisière Jaune.
2. Guerre commerciale en plein désert
"Les grands voyages sont à la mode". Telles sont les premiers mots de la brochure éditée en 1931 par la Société Nationale de Géographie, partie prenante de la Croisière Jaune. Les grandes expéditions avaient connu leur apogée au XIXème siècle puis tombèrent quelque peu en désuétude avec l'arrivée des "temps modernes". André Citroën a vite compris que l'automobile, symbole de mobilité et de liberté, peut trouver dans ces raids lointains un formidable support publicitaire. Ainsi, grâce à l'automobile et leur formidable potentiel, les grandes expéditions vont retrouver une seconde jeunesse : alors que la concurrence fait rage parmi les dizaines de constructeurs français, ces derniers y trouvent un bon moyen d'assurer la promotion de leurs produits. C'est donc pour des raisons avant tout mercantiles que nos champions nationaux vont mettre sur pieds de nouvelles expéditions lointaines.
Renault et Citroën lancent presque en même temps des raids concurrents en Afrique. Renault relie la Méditerranée à la Guinée lors de l'Expédition Gradis Franchet D'Esperey (1924). Citroën traverse le Sahara en 1922/23 puis le continent africain avec la Croisière Noire (1924/25).
La guerre commerciale se déplace vers les pistes africaines. Et c'est Citroën qui sort systématiquement vainqueur, grâce à sa grande maîtrise de la communication et de techniques marketing qui ne portent pas encore leur nom. On se souvient des Croisières Noires et Jaunes mais qui connaît les nombreuses expéditions que Renault organisa entre le début des années 20 et les années 50, comme par exemple le Raid Africain mené par les Delingette (1925) ou le Tibesti-Congo-Ethiopie en Colorale (1952) ?
1928. Citroën souhaite frapper les esprits. Il est devenu le premier constructeur français et ambitionne de devenir leader européen. Une expédition inédite lui permettrait de promouvoir ses véhicules, et une technique qui lui tient particulièrement à cœur : les chenilles Kégresse.
Il envisage deux itinéraires : Pôle Sud ou Route de la Soie. C'est cette dernière, connue depuis l'Antiquité, qui est choisie. Elle doit son importance à sa situation entre monde méditerranéen, hindou, et chinois.
A suivre...