Nous sommes en 1923. L'industrie automobile française connait un développement fulgurant. Des dizaines de marques se partagent un marché en pleine explosion. Pourtant, l'automobile reste un objet de luxe, inaccessible au plus grand nombre. Un objet réservé aux aristocrates, aux artistes, aux industriels qui choisissent un châssis puis un carrossier qui l'"habillera" avec raffinement et élégance. Frasnay, Labourdette, Kellner, Letourneur et Marchand, Saoutchik et bien d'autres encore sont tous des artisans : peu importe, aucun constructeur ne peut se passer de leurs services.
Très vite, la question de la démocratisation de l'automobile se posa...et c'est André Citroën qui en fut l'initiateur en France, après avoir observé le développement de l'industrie automobile aux États-Unis.
Citroën n'est pas venu à l'automobile par passion mais par la conjonction d'une intuition et d'une nécessité. La nécessité, c'était de trouver un moyen d'utiliser ses installations industrielles destinées à la fabrication d'obus dont les débouchés se tarirent subitement une fois la guerre de 14-18 terminée. L'intuition, il l'a eue en visitant les usines d'Henri Ford : la mécanisation et la standardisation allaient ouvrir de nouveaux débouchés à l'industrie automobile : grâce à la baisse des prix, un marché immense allait s'ouvrir, il le savait. L'automobile pour tous, telle était la promesse faite par Citroën aux classes moyennes : artisans, agriculteurs, médecins, agents de maîtrise et pourquoi pas, ouvriers...Une promesse de liberté, d'autonomie, de gain de temps et d'argent.
Dès lors, il n'aura de cesse de rechercher les solutions les plus économiques, tant sur les chaines de fabrication que pour limiter les coûts d'entretien et permettre à l'acheteur de "budgétiser" l'entretien de son véhicule (les premiers forfaits service Citroën) voire très vite son achat : Citroën fut ainsi le premier à mettre en place des "crédits" (appelés très pudiquement ventes à tempérament) permettant, moyennant un intérêt raisonnable, de payer son véhicule en 6 , 12 ou 18 mensualités : l'ancêtre de nos crédits-auto était né.
Quelques mois plus tard, Renault emboîte le pas de Citroën en créant la DIAC, qui signifie "Diffusion industrielle et automobile par le crédit" : une sémantique très explicite qui confirme la vocation industrielle du crédit et le souhait de Renault de "coller" Citroën à la culotte en matière de démocratisation automobile...
L'introduction du crédit automobile a donc eu un rôle autant industriel que social. C'est ce que confirme un article que j'ai trouvé en feuilletant un numéro spécial de l'"Illustration" consacré au tourisme et à l'automobile et daté de 1924. L'éminent journaliste spécialiste Baudry de Saulnier y commente les grandes tendances de l'automobile et consacre quelques lignes à un sujet inédit : "Les budgets modestes et le crédit".
Il y émet une théorie très intéressante et assez novatrice pour l'époque au sujet de l'accès à l'automobile pour tous. Il commence par calculer le budget qu'une famille de classe moyenne pourrait consacrer par an à son automobile : "On peut croire que les bénéficiaires d'une vingtaine de mille francs annuels pourraient, pressurant d'autres chapitres, en distraire quatre pour la joie de posséder une automobile. Ces quatre mille francs comprendraient pour moitié l'annuité à payer au constructeur, pour moitié les frais que nécessite l'utilisation de la voiture sur 10.000 km environ chaque année."
Première observation, et première surprise : le "budget voiture" représente dans cet exemple 20% des dépenses du ménage, une proportion qui n'a finalement pas beaucoup évolué, puisque le budget moyen consacré à l'automobile en 2009 est d'environ 4.700 € alors que le revenu moyen par ménage est de 2.500 € par mois selon l'INSEE...
Baudry de Saulnier continue sa démonstration en partant du principe que chaque véhicule ainsi financé sur 5 années rapporterait au constructeur 10.000 francs, moins 2.000 euros de frais divers, ce qui laisse une valeur de 8.000 euros à consacrer à la fabrication dudit véhicule...une vision certes simpliste et inexacte mais qui a la mérite de mener à une conclusion finalement très novatrice : partir du budget disponible d'un consommateur moyen pour remonter jusqu'au coût de production...Et Baudry de Saulnier va même plus loin et suggère la standardisation de certaines pièces entre les constructeurs afin de répartir les coûts sur de plus grandes séries et baisser ainsi les prix de revient... :
"Il est évident que si tous nos constructeurs voulaient s'entendre, par exemple pour standardiser certaines pièces, c'est à dire les fabriquer selon des dimensions conventionnelles et rigoureusement observées, ces pièces seraient interchangeables d'un modèle de voiture à l'autre, pourraient être établies en très grandes séries, donc à meilleur compte ; elles simplifieraient les réparations donc en diminueraient le coût et la durée. Est-il indispensable à la qualité de nos voitures qu'elles aient toutes des ressorts de suspensions dissemblables souvent par quelques millimètres seulement, Depuis 25 ans que l'automobile existe, les constructeurs ne se sont mis d'accord que sur un seul point : le pas des bougies. Ne pourraient-ils standardiser bientôt quelques autres menus détails ? C'est par de petits bonds de cette sorte que l'on arrivera bientôt à l'automobile populaire."
Ce qui précède est forcément désuet et naïf mais c'est une encore théorie assez révolutionnaire pour l'époque (nous sommes en 1923)...voire visionnaire puisque le partage des composants est désormais une pratique répandue et incontournable pour la quasi-totalité des constructeurs : moteurs, boîtes de vitesses, composants électroniques et bien d'autres éléments souvent insoupçonnables ...
Notre journaliste auto émérite a donc tout compris : c'est bien grâce à la "grande série" chère à Citroën, grâce à la standardisation, grâce au crédit que l'automobile est véritablement devenue populaire et accessible au plus grand nombre...
Je ne résiste pas au plaisir de laisser le mot de la fin à Baudry de Saulnier qui revisite Karl Marx à sa manière et nous explique en quoi l'automobile pour tous apaisera les "luttes sociales"...
"C'est franc par franc que le client de petits moyens devra donner corps à son ambition [d'acquérir une automobile]. Je sais qu'à notre époque il est souvent plus douloureux de glisser un billet de 5 francs dans une tirelire. Le cinéma en pâtira peut-être mais la santé publique en bénéficiera. Il faut se bien persuader que les luttes sociales les plus âpres s'apaiseront lorsque, par l'automobile, le tourisme sera mis vraiment à la portée de tous".
Loufoque ? Ou bien encore une fois visionnaire ?
Derrière des mots et un style qui appartiennent à une autre époque, ne laisse-t-il pas finalement entendre que, plus généralement, paix sociale rime avec société de consommation et civilisation des loisirs ?
Étonnant, non ?
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