Dieu sait si j'en ai parcourus, des textes sur l'automobile...et sur Citroën. Livres, documentations, articles et autres publications, le sujet est épais. Mais le feuillet que je vous présente aujourd'hui est totalement inclassable. Et j'ai dû le relire deux ou trois fois pour bien réaliser combien son contenu étonne. C'est un simple communiqué de presse daté du 20 juillet 1954. 3 pages dactylographiées à côté desquelles j'ai failli passer au gré de mes recherches...alors de quoi s'agit-il ? Nouveau produit ? Nomination ? Résultats financiers ? Performance commerciale ? Palmarès sportif ? Rien de tout cela. Jugez plutôt : le sujet concerne la fusion de Simca et de Ford. Surprenant, pour un document provenant de la "grande maison" ? Oui, assurément...
Pourquoi donc Citroën se targue-t-il d'un communiqué sur la fusion de deux concurrents ? Le titre de la missive donne une piste..."Quel rang occupe Citroën dans la construction automobile française après la fusion de Simca et de Ford ? " Notre constructeur s'adresse donc à la presse, avec laquelle il entretenait alors des relations orageuses, pour repréciser que contrairement à ce que ce certains médias avaient affirmé, la fusion de Ford et de Simca ne remet pas en cause le classement des constructeurs français. Citroën est toujours N°2, et le nouvel ensemble est juste derrière, à la troisième place. Non mais...
C'est que la marque tient à son rang...et à sa grandeur, à une époque où elle regarde avec un certain mépris ses principaux concurrents, que ce soit Renault, dont le PDG de Citroën, Pierre Bercot, déclarait que "c'est par des moyens irréguliers qu'une entreprise d'état peut atteindre la seule place qu'elle puisse occuper, la première", ou bien Simca, qui, en rachetant les activités de Ford SAF en France (Ford SAF) passe sous contrôle américain. Seul Peugeot, groupe familial et indépendant semble se battre à armes égales au yeux des dirigeants de la marque aux chevrons.
Il faut dire qu'en ce milieu des années 50, lla maison Citroën fait preuve d'une certaine nervosité. Sa gamme de véhicules particuliers se résume à deux modèles, la Traction vieillissante et la 2 CV. Le développement de la DS coûte très cher et représente un pari risqué. Dans le même temps, les grandes manoeuvres qui façonnent l'industrie automobile pratiquement depuis sa naissance reprennent de plus belle après une trêve d'environ 10 ans dictée par l'économie administrée d'après-guerre. Les constructeurs français sont tous "mal dans leur peau" comme l'écrit fort justement Pierre Bercot dans ses mémoires. Tous souffrent, mais de maux différents...
Renault pâtit de sa récente nationalisation et se retrouve isolé. Les autres constructeurs français se méfient d'une entreprise d'état qui n'obéit pas aux mêmes règles qu'eux. Pour Peugeot, c'est l'indépendance qui prime, mais l'entreprise est consciente que son avenir passera par des accords industriels à moyen terme. Elle engage pour cela des discussions avec Renault mais surtout avec Citroën, ce qui aboutit en 1964 à la création d'une société commune, la SAFA, dont le but est de mener la fabrication de composants. Un premier pas avant beaucoup d'autres.
Pour Citroën, le principal problème est le manque de moyens pour faire face aux indispensables investissements. Ses usines tournent pourtant à plein régime, mais cela ne suffit pas. Le constructeur cherche des accords ponctuels y compris avec des constructeurs étrangers puisque le rapprochement avec Fiat signé fin 68 avait été précédé par des discussions avec le groupe VW et un accord industriel avec NSU. L'enjeu pour Citroën consistait à trouver les moyens essentiels à son développement mais sans renoncer à garder le contrôle absolu sur les événements, sans diluer cet "esprit maison" jalousement cultivé et longtemps assimilé à une certaine forme d'arrogance mâtinée de culte du secret.
Quant aux "petits" constructeurs, la plupart ont disparu dans l'immédiat après-guerre, et les quelques survivants, tel Panhard ou Talbot, n'eurent d'autres perspectives que de s'adosser à plus grands qu'eux, souvent au bénéfice de synergies industrielles et au détriment de leurs marques respectives qui feront très vite les frais de ces rapprochements.
Enfin, Simca...est-ce à ce constructeur que Pierre Bercot pensait lorsqu'il écrit que "certains constructeurs ont recours au puzzle, véritable mariage d'organes, carrosseries et accessoires, au détriment de l'unité" ? C'est probable. Car nos constructeurs nationaux ont toujours considéré Simca avec un mélange de méfiance et de condescendance. Condamné à être un outsider permanent, Simca a connu un développement à marche forcée, orchestré avec audace par le talentueux Henri-Théodore Pigozzi. Son rapprochement avec Ford en 1954 l'a fait définitivement basculer dans le camp des constructeurs "étrangers". Et il aura suffi qu'un "journal du soir" mélange un peu les chiffres de vente et annonce que Simca + Ford devenait le "deuxième constructeur français" pour que Citroën se fende d'un communiqué outré et musclé pour rétablir la vérité à grand renfort de tableaux comparatifs et de formules choc, dont voici quelques morceaux choisis : "Ces évaluations ont-elles été faites spontanément ? Faisaient-elles partie d'un plan de publicité ? On peut se le demander quand on voit que le lundi 5 juillet, Radio-Luxembourg, dans ses informations de 7h45, présentait Simca comme le deuxième constructeur français". [...]"Présentés ainsi, ces tableaux sont faux", [...]"On ne peut comparer que des choses comparables". S'en suit une longue démonstration implacable qui montre que les chiffres présentés n'étaient qu'une extrapolation d'un seul moi de l'année (mai 54, NDLR), que les utilitaires de Citroën ont été "oubliés", qu'a cette période les deux constructeurs étaient encore séparés, et que "rien ne permet de dire que, réunis, leur production sera maintenue"...
On peut se demander pourquoi Citroën s'est senti obligé de publier un tel communiqué, prenant le risque d'amplifier le retentissement d'une information qu'ils souhaitaient avant tout démentir et minimiser. Réaction d'amour propre ? Critique à peine voilé du sensationnalisme journalistique que la "maison" n'appréciait guère ? Dédain vis-à-vis d'un concurrent qui agace ? Ou simplement volonté de rétablir la vérité des chiffres ? Ce qui est certain, c'est que Citroën ne lâche rien quand il s'agit de défendre ses positions sur le marché français. Et ce document apporte un éclairage particulier sur la pugnacité de la marque aux Chevrons et nous confirme, si nous n'en étions pas déjà convaincus, que décidément, elle ne faisait rien comme les autres...
Epilogue...
La crainte de la fusion entre Simca et Ford était-elle justifiée ? Oui et non. Le constructeur de Poissy fait preuve d'un grand dynamisme commercial doublé d'un véritable volontarisme industriel symbolisé par la magnifique usine de Poissy. Mais isolée et rejetté par les marques françaises, l'entreprise sera finalement prise dans l'engrenage de ses alliances américaines, pour passer sous contrôle de Chrysler dès 1964 et être progressivement diluée jusqu'à disparition du paysage automobile français quelques années plus tard...
Bibiographie :
"Mes années aux usines Citroën", Pierre Bercot, Edition privée, Ed. La Pensée Universelle. 1977
"Citroën, Peugeot, Renault et les autres..., Jean-Louis Loubet, Ed. E.T.A.I.
Commentaires